Il existe un jeu que j’adore, certains n’apprendront rien, c’est un jeu de rôle paru il y a six ou sept ans et qui s’appelle City of Mist. Je l’adore pour de nombreuses raisons sur lesquelles je ne m’étendrai pas, enfin pas toutes, pas ici, pas maintenant, je me suis bien trop étendu ailleurs au point probablement qu’on n’y voyait plus que moi. De toutes ces raisons j’extrais ici une seule : il joue sa propre musique. C’est un jeu grâce auquel de nouveaux territoires s’ouvrent, qui sans lui ne se seraient peut-être jamais ouverts. Je conviens que ce ne sont pas des territoires qui intéresseront tout le monde, mais cela peu importe, ils en intéresseront certains et c’est déjà très bien ; c’est même peut-être mieux, car qui voudra les explorer ceux-là spécifiquement dira quelque chose de lui-même et ainsi d’autres verront en lui un partenaire potentiel, quelqu’un qui partage certaines choses, certaines envies, ce que ne fera pas toujours un jeu plus neutre.

Il y a peu le même éditeur a sorti un autre jeu, nouveau, qui fonctionne un peu de la même manière et qui, pourtant, est à des années de lumière. Il s’appelle Otherscape (je vous fais grâce de la fantaisie typographique) et c’est un jeu cyberpunk. Et pour moi, c’est tout le problème.

City of Mist se situait aussi dans un genre, kinda sorta. Celui du noir. Mais c’était avant tout une approche esthétique, son contenu n’était pas du tout déterminé par ces bornes-là. Il ne proposait pas de jouer des histoires de détectives alcooliques et misogynes qui découvrent le pot-aux-roses mais se font avoir quand même à la fin parce que la vie est une chienne. Il ne les interdisait pas non plus évidemment, mais disons que ce qu’il offrait allait tellement plus loin que s’arrêter là aurait été saugrenu. Ç’aurait été placer une barrière volontaire plutôt que suivre le cours naturel du jeu. Il proposait de jouer des personnages habités par une histoire, un mythe, une légende qui les animait et les poussait, qu’ils pourraient écouter ou combattre, y céder ou s’en éloigner ; des personnages qui changeraient, ce qui n’est résolument pas très noir. Des histoires imprévisibles, qui n’appartiendraient pas nécessairement à un genre particulier. Des histoires qui déclencheraient des questions, qui pousseraient à l’introspection parfois, qui donneraient une grande importance à l’intériorité des personnages, leur identité, leur nature, leur fonction. Leurs buts. Rien de tout ça n’était écrit d’avance. Il fallait le jouer pour le découvrir.

Pour une raison mystérieuse, Otherscape a décidé, lui, de se placer entièrement, décidément, résolument dans le cyberpunk, un genre au moins aussi encadré que le noir, et au sein de ce genre bien balisé il choisit par ailleurs de mettre en scène les personnages les plus banals, les plus éculés qui soient : des mercenaires payés par des corporations sans scrupules pour faire le sale boulot hors des clous. On pourrait dire qu’il y a mille histoires à raconter avec ça et ce serait vrai. Moi j’y verrai mille nuances de la même histoire, cependant. Non pas que ce n’est pas une histoire que j’aime. Ce n’est pas ma préférée mais j’y vois un intérêt certain, j’ai joué dans ces zones-là un moment. Peut-être qu’un jour cela me démangera de nouveau, je ne sais pas. Ce que je sais, en revanche, sans aucun doute, c’est que je les connais déjà, ces histoires. Je vois d’ici les questions que se poseront les personnages, les dilemmes qu’ils devront résoudre, les impasses dans lesquels ils aboutiront. Je sais aussi que ce ne sera pas Blade Runner, un récit très introspectif, philosophique, centré sur une quête d’identité, pas très loin finalement de City of Mist. Non, avec Otherscape, ce seront avant tout des récits d’aventure, pour le dire vite. D’action. Or il se trouve que, côté action et aventures, j’ai déjà tout ce qu’il faut et même cent fois plus à la maison. J’ai Donjons & Dragons, déjà, un jeu taillé pour, et taillé pour des histoires qui ne chercheront pas à aller plus loin que ça : produire de l’aventure ; et, ne cherchant pas à aller plus loin que ça, elles le feront très, très bien, dans un cadre conçu pour (le médiéval-fantastique), un cadre qui supportera très, très bien de ne pas se poser certaines questions et jouera sur autre chose, l’émerveillement, le plus grand que nature, la catharsis. Le plaisir de partager les mêmes codes et de les manipuler à loisir. L’éternel retour du même. L’archétype. Ce qui n’est pas tout à fait le cas du cyberpunk, genre conçu au départ, de façon transparente, limpide, comme une critique sociale, parfois ontologique, sur la nature de l’humain et l’asservissement technologique. Voir Blade Runner. Pas exactement un récit d’aventure.

Je trouve ça curieux et, même, ça m’attriste. Je suis ravi pour ceux qui voulaient précisément ça, ils auront le plaisir de l’avoir sous une forme assez réussie. Mais moi, de Son of Oak, l’éditeur en question, j’attendais autre chose. Pas forcément qu’ils subvertissent, mais qu’ils me proposent dans ce cadre rebattu d’explorer de nouveaux territoires. De prendre Blade Runner et de se dire : oui, dans ce genre de cadre, on peut raconter des histoires profondes et aller toujours plus loin. Or non, tout l’inverse : ils se sont attachés à produire un jeu qui émulerait au mieux des histoires qui lui préexistaient. Pourtant, en partant de l’architecture de City of Mist propulsée dans une société technologique façon récit d’anticipation, il me semblait tout à fait possible d’aboutir ailleurs. Dans des territoires nouveaux. Le thème le permettait, je crois : dans cet Otherscape il y a d’un côté la vie comme elle va dans une société ultra-capitaliste et violente, de l’autre des légendes qui cherchent à revivre au travers des personnages, et au milieu le bruit : les distractions que propose un monde infiniment connecté, la tentation de céder aux délices virtuelles, l’éloignement du monde matériel et légendaire, historique, au profit de l’information et du divertissement. Le bruit empêche de percevoir le mythe. Malgré tout ce dernier perce çà et là et jusque dans ce monde virtuel du bruit ; au sein de ce chaos de données naissent donc de nouvelles histoires.

La métaphore est un peu grosse, sûrement : la technologie qui nous éloigne du réel et des anciennes mythologies, la nécessité d’en inventer de nouvelles. Elle est un peu grosse, mais du moins est-elle là, et du moins supportera-t-elle qu’on en tire les fils jusqu’aux questions qu’elle recèle. Le problème, c’est que le jeu, après l’avoir posée en son concept même, l’ignore complètement. Il ne se sert pas de cette fondation. Il n’en tire aucun fil, aucune ficelle. Ainsi les mythologies ne seront-elles pas des forces internes aux personnages, mais des ressources à leur disposition. Elles leur confèrent des pouvoirs, elles sont des sources, mais pas une partie des personnages eux-mêmes comme elles l’étaient dans City of Mist. Leur nature leur demeure étrangère, elles sont autres et, en cela, pas tellement différentes de la technologie, de tout ce qui émane et produit du bruit. Les personnages ne sont plus pris dans une boucle infinie de questions et réponses sur leur nature intime, sur ce qui les constitue, eux, les légendes et le reste. Ils ne se demandent plus s’ils sont des humains habités par une légende ou des légendes incarnés dans des corps, si les légendes existent hors d’eux-mêmes ou si la seule réalité est dans l’interaction. Non. Dans Otherscape, les légendes existent, ailleurs, et donnent des pouvoirs, point. Ainsi, plutôt que de proposer un nouveau cadre pour de nouvelles histoires, Otherscape s’est contenté de prendre des histoires mille fois lues de super-soldats cyberpunk et d’y saupoudrer une forme de “magie”, disons-le (c’est aussi simple que ça), inspirée de leur jeu précédent. Une nouvelle ressource, une source de pouvoir au même titre que l’argent et la force. Plutôt que d’aller voler la puce la plus performante du monde dans le laboratoire ultra-protégée d’un marchand d’armes au nom japonisant, on ira donc voler le saint-graal chez les mêmes, aidés par une IA (la puce volée à l’épisode précédent). Je n’appelle pas ça de nouvelles histoires.

Il me reste à lire Tokyo, la ville qu’ils lui ont adjointe. Peut-être en elle trouverais-je de quoi exploiter le reste. Peut-être contient-elle un peu de ce que je cherche, assez pour tordre ces mercenaires et en faire autre chose, qui m’excitera un peu plus. Le système vaut le coup, je crois, il est plutôt clair et bien fait, poli, toujours fondé sur un principe de mots clés côté joueurs, et menaces/conséquences du côté de la MC. J’espère.