Le silence des gerfauts

« Ça sent la bataille… » Perché sur les remparts, Bran contemplait la murmuration de gerfauts qui, depuis l’aube, assombrissait l’horizon au-dessus du lac de Faun. Il n’en avait jamais vu de telle depuis la nuit passée sur le plateau de Flech-Eor, quand il avait repérée, au loin, la même nuée dansant au milieu des flammes qui ravageaient Port-Courage. Cela ne lui disait rien qui vaille. Portée par un vent moite, elle enflait comme un nuage d’orage, prête à fondre sur Neuvaine. Depuis les rues en contrebas, Bran entendait les échos de la procession organisée pour la pénitence publique de Tessilina. Il imaginait Éli ravie, qui dissimulait son sourire derrière l’un de ses masques pour mieux profiter de l’humiliation de cette mère-la-vertu. Lui avait préféré s’éviter ça. Se mêler à la foule sans pouvoir la détrousser sonnait comme un calvaire. Alors il restait là, jambes ballantes sur les créneaux, à étudier le terrain dans ses moindres aspérités. Au sud-ouest, la motte où viendrait à coup sûr se poster les engins. Au sud-est, le roncier où se dissimulait l’embouchure du tunnel que les sapeurs avaient consolidé sur ordre d’Édouain. Entre les deux, la plaine labourée par les sabots des bœufs, des chars et des chevaux, que les habitants avaient copieusement détrempée en se relayant, matin, midi et soir, seaux à la main, pour briser la charge et embourber les béliers. Son regard glissa de là jusqu’aux pieds des remparts. Il put alors arborer lui aussi un sourire satisfait : les instructions du chevalier à la sombre armure avait été suivie à la lettre. Là, pas la moindre goutte d’eau n’avait été versée. La terre était sèche comme les sept enfers de la Faille, la croûte de gel épaisse comme le pouce. Il prédisait de bien belles chûtes aux assaillants qui tenteraient d’y poser leurs échelles. Une simple pichenette enverrait leurs reins embrasser la bruyère.

Les festivités finies, Éli vint le retrouver et lui apporter les nouvelles de la ville. Édouain rassemblait les hommes, ils ne tarderaient pas. Les armes étaient prêtes, les réserves pleines, les chaudrons bouillants. Un émissaire des orcs était venue dès l’aube leur annoncer la progression des Dents rouges dans la haute-forêt, ils seraient là à temps. Il n’y avait plus qu’à attendre. À attendre la horde. Et au midi sonna le tocsin.

Gobelins, wargs, hobes, gerfauts, en nombre inédit. Shamans, sorciers, fantassins, cavaliers. Cors et bannières, armes de siège. Un géant en leur sein, plus haut qu’un chêne centenaire. Et le chevalier noir qui les menait tous au combat, depuis le camp de fortune déjà dressé. De l’autre côté des murs, Édouain galvanisait les défenseurs tout ouïe. Il réchauffait les cœurs et forgeait de sa verve ciselée le caractère de toute une ville, sa volonté de tenir, de combattre et de vaincre. Son plan ne souffrait pas la moindre défaillance. Il avait besoin de leur bras à tous, de leur soutien sans faille. Qu’aucun ne vacille et tous vivront ! Les murs seraient encore debout ce soir et, à leurs pieds, la horde brisée gésirait ! Pour Neuvaine ! Pour l’histoire ! Et c’est alors, à l’apogée du tumulte de centaines de poings frappant leur cuirasse, que la porte de la ville vola en mille échardes, en même temps que leur plan. Le géant de la horde venait de lancer une barrique pleine de cet acide infernal qui avait tué le père Frêne sur l’élément central de leur défense. Édouain n’eut pas beaucoup de temps pour réagir : la charge n’attendrait pas. Il distribua rapidement les rôles et se posta en première ligne, sombre armure contre noir chevalier, tandis que Bran et Éli filaient vers les remparts que le géant s’apprêtait à prendre d’assaut. Dès qu’ils furent partis, la boule de feu frappa.

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Meurtris, désorganisés, les défenseurs firent corps autour d’Édouain pour résister à la charge des wargs qui s’engouffraient par la porte dégondée. Pris d’une rage frénétique, les gobelins qui les chevauchaient sentaient déjà la victoire au bout de leurs cimeterres. C’est là qu’apparurent aux fenêtres les archers de Tortetrogne, tandis que la première ligne de défenseurs s’effaçait pour laisser devant eux se faufiler les lances. Formant un arc de cercle autour des cavaliers à présent pris dans la nasse, ils attendirent le signal du héros général, qui ne tarda pas. La pluie de traits fit la moitié du travail. La seconde fut emportée au corps au corps. Mais la joie d’Édouain et de son escadre fut de courte durée, car au-delà des murs paraissait déjà la relève, le chevalier noir à sa tête. Celui-ci avait ôté son heaume pour exhiber la gueule odieuse et sauroforme par laquelle il crachait cette bile acescente, qui rongeait les armures aussi bien que les hommes.

Sur les remparts, Bran passait de créneaux en créneaux et emportait, trait pour trait, autant d’ennemis que ses doigts pouvaient compter. Il voulut même régler son compte au collineux d’un coup décisif en plein front mais le géant avait la tête trop dure pour l’acier de ses pointes ; le géant répliqua en arrachant à la terre une poignée de roches de la taille d’un porc qu’il envoya droit sur le hourd dont la façade explosa, manquant d’emporter le voleur. Autour de lui, sur le chemin de ronde, quelques rares échelles avaient tenu bon et les hobes menaçaient d’affluer autour de cet échafaudage branlant sur lequel Bran se tenait en équilibre bien précaire, mais il n’avait pas le temps de s’en occuper. Le géant n’aurait qu’à arracher une ou deux poutres à portée des battoirs qui lui servaient de mains pour l’envoyer vingt pieds plus bas. Il encocha. Ce n’était pas le moment de fléchir. Il ne vit même pas derrière lui les pointes de glace transpercer tous les hobes qui étaient parvenus à mettre le pied sur la muraille. Il libéra sa flèche. Elle fila droit et clair. Le géant s’effondra, emportant dans sa chute les dernières échelles. Éli avait remarqué, à l’ouest, ce mince nuage de poussière s’élever sur les collines. Les Dents rouges approchaient. Les sorciers de la horde qui faisaient pleuvoir les feux de l’enfer sur les défenseurs éreintés étaient encore bien à l’abri derrière leurs lignes, sur la motte. Plus pour longtemps. Elle chargea Otchi de prévenir les orcs, rassurant le corbeau sur ses capacités. Le shaman le comprendrait. Il fallait simplement les guider le long de la tourbière, afin qu’ils arrivent au pied de la colline et surprennent les sorciers. Elle se chargerait du reste. Elle sauta au pied des remparts et choisit un cheval de réserve dans l’écurie. À la prochaine ouverture, elle filerait.

À présent, Bran avait rejoint Édouain dans le tunnel qui leur avait permis de prendre à revers l’escadre du chevalier noir en se faufilant par-delà les murs, et de le coincer ainsi entre le marteau et l’enclume. Quand ils étaient arrivés en vue du chevalier saurien qui fendait les lanciers comme le merlin la bûche, Bran avait tenté le tout pour le tout : la deuxième flèche du roi Pénombre. « J’ai une flèche à ton nom, Exataris ! Retourne en enfer ! » Quand celle-ci s’était plantée juste sous l’épaule, entre deux plaques d’armure, il faillit sauter de joie. Mais il déchanta bien vite. Le saurien se retourna vers les deux hommes et partit d’un grand rire. « Personne ne sait mon nom, vaurien ! » Puis il cracha sa bile. Une fumée acrimonieuse s’éleva qui engloutit aussitôt Bran dans ses volutes mordicantes. Affaibli par ses prouesses précédentes sur les remparts, le voleur s’effondra, suffoquant. Édouain hésita un instant, puis il aperçut Éli qui perça le nuage et ravit leur ami pour le placer en sécurité en croupe de sa monture. Alors, il chargea sans plus réfléchir en direction du chevalier noir. Le fracas du combat remplissait l’atmosphère ; son armure l’absorbait, comme les rayons du soleil. Il était temps.

Éli fendit le champ de bataille au triple galop, marmonnant les invocations rituelles sans se préoccuper du reste. Le corps déjà serti du givre de sa chère forêt sur lequel venait de s’empaler un gobelin imprudent, elle voulait aller plus loin encore, elle voulait atteindre les esprits servants, les âmes blêmes, les pestilents. Ils apparurent soudain et l’environnèrent d’un effroyable néant qui engloutit les quelques hobes infortunés venus à sa rencontre comme un ventre affamé. En cet instant suspendue entre les camps, Éli n’était plus de ce monde. Elle s’était mue en l’éther nébuleux, l’armée des condamnés, l’annonciatrice d’apocalypse. Trop occupés à repousser les orcs qui venaient de les surprendre par le flanc, les sorciers de la horde ne purent rien pour l’arrêter. Elle se fraya parmi eux un chemin vif, effroyable, au bout duquel, telles les fleurs d’une couronne macabre, ils furent récoltés jusqu’au dernier. Au-dessus d’elle, là-haut, même les gerfauts s’étaient tus.

Et tandis qu’elle retrouvait sur la motte Otchi et les orcs en train de crier victoire, aux pieds de la muraille, entre les vantaux de la porte enfoncée d’une Neuvaine meurtrie, Édouain essoufflé, le visage dégoulinant de sueur et de sang, transperçait la garde du chevalier saurien dans un dernier assaut désespéré, alimenté des cris qui lui parvenaient de toute part et que son armure buvait comme l’ambroisie des dieux. Elle en voulait encore. Mais la bataille s’achevait et ils avaient vaincu. Lentement, dans le ciel, la murmuration se dispersait. Seuls quelques oiseaux s’attardèrent, autour d’une tente dressée à la hâte avant l’assaut, loin derrière les lignes. Quel que fût son contenu, Édouain s’y dirigea. Si dame Valna, ou son père, se trouvaient à l’intérieur, il était temps de les rencontrer.1

Note

  1. C’était donc l’avant-dernier épisode de cette fort belle campagne. Cette fois, je me suis autorisé quelques licences, surtout vers la fin, que mes camarades reconnaîtront peut-être et me pardonneront j’espère, pour deux raisons principales : déjà parce que les scènes de grosse bataille, c’est à la fois très dur à décrire, à écrire bien, ce n’est pas du tout ce que je préfère, mais c’est encore plus pénible à lire et ce à peu près quoi qu’on fasse pour peu tout du moins qu’on veuille donner une vue d’ensemble au lecteur, ce qui n’est pas toujours pertinent mais ce qui, dans le cadre d’un CR, paraît important toutefois. Il m’a donc fallu ruser à une ou deux reprises, couper pas mal de choses, simplifier çà et là. Je ne pense pas cependant avoir dénaturé quoi que ce soit, j’estime être resté tout à fait conforme à la scène (aux scènes) telle que jouée, mais je peux me tromper bien entendu. La deuxième raison, c’est que je savais disposer de beaucoup de temps pour le rédiger, si j’ai bien que j’ai traîné un peu, il faut bien l’avouer, même si cela servait aussi à répartir correctement dans le temps les deux derniers épisodes de la campagne de Neuvaine et du Tribunal d’Islayre (bientôt sur vos étagères) ! Si bien que j’ai pu transformer ou oublier quelques détails, évidemment. Sur ce, bonne lecture !