Tribunal — Session 7
Partie I. Le vol du corbeau
La foule des misérables se pressait sur l’allée du Temple, harranguée par les clercs de Tessilina, pour défiler devant le cercueil ouvert de la sainte assassinée. La ville n’était plus sûre, entendait-on çà et là. La ville abritait des ombres. La ville l’avait tuée ! La Foi véritable ne supporterait pas un tel affront sans réagir, la Foi véritable soutiendrait l’assaut, la Foi véritable s’éleverait de nouveau et avec elle l’âme de ses martyrs !
Sire Édouain, dans la sombre armure frappée du sceau du Serpent, serrait son manteau contre lui. Il connaissait la suite. Tessilina appellerait à prendre les armes et à chasser les hérétiques. La violence s’emparerait de la foule et, rapidement, les soupçons se tourneraient vers eux. Où étaient-ils ? Pourquoi ne la protégeaient-ils pas ? Ce chevalier de la fausse foi et son larron de compagnon méritaient les fers ! La potence ! Le bûcher ! Il fit de longs adieux à son amie, puis tourna les talons. Il allait retrouver Bran. Il ne fallait plus traîner.
Robin avait déjà brossé et ferré Fagot pour le voyage, tandis que Scarlet avait chargé Rossi de provisions pour une semaine. Elle qui avait vécu dans les Ténèbres avant que Jeanne ne l’en libère s’était attachée à la mule comme à la dernière étincelle de lumière sur cette terre. Elle la quittait à regret, faisant longuement promettre à Bran de la lui ramener sauve. Le voyage ne serait pas long, promit-il. Un crochet par la tour d’Azenor, puis l’entrevue avec Tortetrogne et toute la Malepeyre aux pieds de la colline des Pendus, quelques lieues plus loin. Il leur faudrait quatre jours, avait-il calculé. Ce n’était rien. “Rien ?” Scarlet fit mine de le croire. Quatre jours avec la Horde au dehors et les zélés en dedans. Un miracle, c’est déjà beaucoup dans une vie. Deux serait trop demandé.
Robin observait Édouain des étoiles dans les yeux. Le chevalier à la sombre armure ramènerait de l’aide, il en était sûr. Rien ne lui résistait. Il l’avait vu dans le nid, il l’avait vu face au Tertre, rien ne pouvait l’atteindre. Il était invincible et Fagot immortel. Robin en était persuadé. Il ôta le licol et installa le mors aux dents de l’étalon déjà légendaire à ses yeux. Un jour, il serait écuyer. Et aux côtés de Bran et d’Édouain, il repousserait la Horde. Scarlet pourrait bien rester à Neuvaine, il n’avait pas besoin d’elle. Il n’y avait qu’à voir comment il se passait bien de Jeanne depuis qu’elle les avait abandonnés ! Il y arrivait très bien !
Bran et Édouain prirent la route. Hors des remparts, au-delà du camp des réfugiés, des paysans installaient le bûcher sur lequel s’envolerait l’âme de Jeanne. Quatre jours. Pas un de plus.
Bien loin de là, sous des cieux différents, Otchi apercevait enfin la forêt de Givre au travers de la pluie de cendres blêmes qui lui mouchetaient les ailes. Il survola longtemps les grands arbres gris avant de voir la première feuille, une minuscule tâche verte dans sa coque de cristal, une infime trace de vie. Il poursuivit encore et ce fut deux, puis dix, puis cent, jamais beaucoup plus, jusqu’à trouver le bosquet du Gardien, l’émeraude éclatante de ce monde minéral. Le Gardien l’attendait près du bassin. Il se posa sur ses bois, croassa son salut, et attendit.
Les longs membres du Gardien se déplièrent une éternité durant, un mouvement d’une lenteur délibérée auquel des siècles d’existence avaient apporté la grâce exquise d’une danse et la gravité des derniers instants. Quand sa tête allongée atteignit les premières branches des arbres, il tendit un doigt squelettique vers Otchi où celui-ci vint se percher, puis l’amena face aux globes sombres de ses yeux. “Il est temps, mon vieil ami”, prononça-t-il sans bouger un muscle.
De l’autre main, le Gardien de la forêt de Givre effleura l’eau du bassin qui s’agita un instant de façon désordonnnée, avant de laisser apparaître sous l’onde l’image de la tour d’Azenor. “Vole la rejoindre, ils arrivent. Qu’elle soit prête. Dis-le lui. Dis-lui aussi que j’attends mieux d’elle que l’indolence habituelle. Sois mes yeux et mes oreilles. Les siennes, aussi. Elle est bien jeune, encore. Mais le temps nous manque. Va !” Otchi battit des ailes un instant, la tête penchée, hypnotisé par les yeux insondables du gardien dont il ne pouvait se détacher. Deux fines paupières vinrent les masquer soudain. Le corbeau s’envola et décrivit un long cercle autour du bassin avant de plonger. Le Gardien s’éloigna du bassin en quelques enjambées. Il contempla le bosquet un instant. Il était si petit à présent, si fragile. Jamais il ne l’avait vu si faible. Était-ce la Horde ? L’Ennemi ? Un mauvais tour de la Reine ? “Espérons qu’elle l’éclaircisse.” Il partit. Sous chacun de ses pas, l’herbe avait repoussé.