Ça faisait longtemps que je n’avais pas parlé de musique, non ?

Le concert de Lake Street Dive à l’Alhambra hier soir était un ravissement. Il est passé comme l’éclair. Un son impressionnant, déjà, pas loin de la perfection. On entendait tout comme au casque, je n’exagère même pas, et bien sûr c’était un concert, il y avait donc en plus la puissance des amplis, la cage thoracique qui vibre et les harmonies des voix qui compressent d’un coup les cœurs et les tympans. Et puis en théorie la spontanéité du moment, mais celle-là j’ai tout de même eu un peu de mal à la percevoir au début, pour tout dire. Je les ai trouvés extrêmement en place, extrêmement précis, chaque enchaînement travaillé et déroulé au cordeau, un vrai rouleau compresseur, or, un concert, c’est rarement ça. Que le son compote un peu ou que l’exécution hésite, c’est la règle. On ne s’attend pas à entendre toutes les paroles très distinctement, à des débuts et des fins aussi nets que sur le disque. Et là, si. Et ça m’a donné, au début, cette impression de froideur. De procédé industriel. De distance entre eux et nous. Au début.

Et puis j’ai compris. Nous étions assis. Tous. Autrement, d’ailleurs, nous n’aurions pas été là, nous, enceints de sept mois1. Et un concert comme ça, c’est quand même pas de l’auditorium. Bien sûr on est là pour la musique, mais pas que : aussi pour la chaleur, l’intimité, la proximité inédite avec les artistes. L’envahissement. De ses oreilles, de son espace, de son attention. Assis, c’est pas pareil. C’est calme. On peut réfléchir. Se concentrer, oui, certes, mais activement. Ça tient davantage de la focalisation consciente que de l’emportement habituel — habituel pour moi, j’entends. Assis, je me concentre parce que je le veux bien, mais je demeure toujours un peu flânant. Un peu distant. Et eux aussi, sur scène. J’avais l’impression qu’ils étaient concentrés comme pour un examen, davantage que pris dans l’euphorie de la scène et de l’instant. Qu’ils jouaient entre eux, avec application et sérieux, plus que pour nous. Mais bien sûr, c’est dur de former une relation avec un public qui ne bouge pas.

Oh il y avait bien les paroles reprises en chœur et même souvent devancées, et les claps, évidemment. Claps qui, notons-le, signaient la nationalité de la salle : des Américains en majeure partie, qui tapaient des mains, tous, systématiquement et comme il se doit, sur les deuxième et quatrième temps, plutôt que sur le premier et le troisième comme nous autres balourds de Français biberonnés à la musette. Oui, il y avait de l’engouement perceptible, mais tout de même : assis. Assis on ne danse pas, on ne s’agite pas. Moi si toujours un peu. Je m’agite, je gigote, je chante, je commente, je clap (toujours sur les 2 et 4, merci bien). Mais forcément beaucoup moins. Et presque un peu honteux, avec le sentiment de déranger parfois.

Mais alors ? dites-vous. Ce ravissement ? Déjà, les musiciens ont tout de même rapidement quitté leurs pantoufles, m’a-t-il semblé, et leur talent a pris le relais. Nombreux moments de grâce. Pas un ne décevait, pas un ne tombait à plat. On avait beau être assis et pouvoir réfléchir à nos courses du lendemain, il est bien vite apparu que ce ne serait pas là le plus passionnant. Que le plus passionnant, et puis enivrant et bientôt jubilatoire, il se passait sur scène. Tous ont emporté tout le monde, chacun à leur tour. Moi le premier. Tant d’aisance, de facilité, de son, ces mains qui font ce qu’elles veulent, et puis cette voix de Rachael, mon dieu, ce coffre extraordinaire et facile qui ne module jamais trop et projette en haut, en bas et au milieu avec autant d’aisance, pinaise. Deux ou trois chansons et voilà, je les considérais tous comme virtuoses même si, allez, le poignet gauche du batteur aurait pu se muscler un peu. Et encore, je dis ça parce que j’aime beaucoup les caisses claires qui claquent, mais d’une part ce batteur chante, et chante même beaucoup, or sonoriser une batterie qui chante, merci bien, mais en plus ce son convenait tellement à l’ensemble, se fondait si bien dans le reste que, non, vraiment, il n’y a qu’un relou comme moi pour demander là un peu plus de brillance. C’était bien assez éclatant comme ça.

Sont venues les présentations, qui nous ont révélées, entre autres, que monsieur Akie Bermiss, le pianiste prodigieux dont la reprise du « You’re Still the one » de Shania Twain, qu’il s’est chargée de chanter, restera à jamais gravée dans ma mémoire, très grand moment d’émotion (ou comment la sincérité, parfois, vient se glisser jusque dans le second degré), bref, que monsieur Akie Bermiss trimballait partout en tournée ses d20 pour mener des parties de donj’ à ses amis musiciens, là forcément je me suis senti personnellement visé (il m’en faut peut-être peu). Et puis ils se sont rapprochés, en cercle autour du micro central, pour se lancer dans trois ou quatre titres acoustiques, et là, comment dire ? Toutes mes réserves se sont envolées. J’étais toujours assis, oui, mais emballé à tel point par ce que j’entendais, par la chaleur et la beauté, le naturel, la facilité de tout ça, que c’est bien simple, j’aurais pu tout aussi bien être debout, rendez-vous compte. Est venue leur version de « I want you back » qu’on ne présente plus et que je n’ai pu m’empêcher de reprendre en chœur et à tue-tête et ça y est j’étais là, complètement là. Toute trace de détachement avait disparu. Le cerveau analytique débranché, je glissais dans la musique, et tout s’enchaînait encore, et encore, toujours sans presque de pause entre tout ça, selon des gimmicks originaux, souvent surprenants et parfaitement exécutés, bref : alleluia.

Et puis ils ont fini par dire : non mais en vrai vous pouvez vous lever maintenant, hein. Et toute cette salle extraordinairement disciplinée, cette salle qui me faisait les gros yeux quand je hurlais « won’t you please let me back in your heart », s’est redressée d’un bond et boum. Concert. Un peu engoncé à cause des sièges partout, mais concert. Pas même les meilleurs chansons, et de loin, mais quand même chouettes et chantées de partout, clap, clap, 2, 4. Et là, fin. Fin de concert et pas une goutte de sueur sur mon front, mon pull pas même enlevé, le dos dans un état parfait, les pieds prêts à marcher jusqu’à la maison. C’est bien simple, pour vous dire : la salle sentait bon. Alors oui évidemment les concerts assis, c’est pas trop mon truc et je suis encore prêt à les descendre en flèche, comme vous voyez. Mais respectons tout de même notre devoir envers la vérité et avouons-le sans honte, et surtout moi : ils ont quand même des avantages certains.

Notes

  1. Je ne me rappelle malheureusement plus à quel concert le premier a assisté in utero, mais vu l’époque, il y en a eu plein, et c’est sûrement pour ça que je ne peux plus en isoler un. Les Noisettes, peut-être ? Celui du troisième, en tout cas, c’était Kendrick Lamar, et je pense qu’il pourra frimer longtemps, même face au Lake Street Dive de son petit frère le quatrième. Le deuxième restera silencieux, bizarrement. C’était Patrick Bruel, le sien.