La vie dans les plis
Par la fenêtre, je vois la rue, des maisons, des voitures, un réverbère et des fils électriques. C’est une façon de voir les choses. Il y en a beaucoup d’autres.
Pour commencer, je ne vois en réalité rien de tout ça. Je vois des taches de couleur. Mon cerveau fait le reste. Il engrange des myriades d’informations ponctuelles qu’il compare et soupèse, d’un œil à l’autre pour établir des distances et des perspectives, en relation avec des myriades de souvenirs pour leur conférer du sens et les rassembler en unités plus digestes, plus saisissables, compréhensibles. Là, cet amoncellement ordonné de petits rectangles aux teintes rouge orange irrégulières qu’un quadrillage sombre sépare, ne le vois pas comme ça voyons me dit-il. Vois un mur de briques. Ce triangle qui le surmonte est un toit, ces grands rectangles noirs des fenêtres. Le parallélépipède collé à sa gauche est un mur comme lui, mais orienté différemment voyons. Et le tout forme une maison. Vois une maison. Ne t’occupe pas des briques.
En un mot : compression. Cette myriade perceptuelle peut se réduire à une unité de sens, un mot. Maison. Et parfois il n’y a que ça à dire.
Mais pas toujours. Parce qu’une maison, c’est rachitique, c’est peu, si peu d’information. C’est tellement comprimé que tout son jus de significations en a été extrait. Elle n’a plus rien à dire.
Une grande partie de la littérature consiste à déplier les mots. On pensera peut-être à Deleuze, qui voyait le réel comme une surface infiniment plissée de laquelle il y aurait toujours plus à dire, mais ce n’est pas exactement ça, c’est peut-être même tout le contraire. Le monde s’offre à nous complètement lisse, complètement déplié, et c’est le langage qui le plisse. Maison. Cette mise en plis a bien sûr une fonction très claire, elle est redoutablement efficace, elle nous aide à survivre, à communiquer, bâtir, enseigner. Elle nous a ouvert le monde des concepts, rien que ça. Mais il est fréquemment utile et il est fréquemment plaisant d’en sortir ou du moins de remonter le long de ses nombreuses étapes pour s’arrêter un peu sur ce qui a été perdu lors de la compression, sur ce qui dans le pli avait déjà du sens, un sens par-dessus lequel nous avons allègrement sauté au premier regard.
Cette maison, par exemple. Ses fondations de meulières qui se transforment en briques à quelques pieds du sol nous permettent de la localiser : nous sommes en région parisienne. De la dater aussi, peut-être : probablement autour des années 1930, période où les carrières s’amenuisaient. Plus tôt, toute sa façade en aurait été constituée. Plus tard, il n’y en aurait pas eu du tout. Une fenêtre en arc gonfle sa façade, un bow window diraient les Anglais, surmonté de quelques tuiles. Sans elle, elle aurait été tout à fait quelconque, mais cette irrégularité la segmente et de cette dissymétrie nous déduisons tout de suite qu’ici est le salon. Une façade lisse n’aurait rien dit de son intérieur. Pas elle. Elle n’a pas de fausse pudeur. Elle n’est plus toute neuve, mais loin d’être décatie. Ses propriétaires l’entretiennent et pas seulement de leurs mains : son toit pentu est impeccable, de même que les lignes de crépi couleur crème qui animent son étage. Ce n’est pas le genre de chose dont tout le monde prendra soin. Il y a, cachées sous cette netteté du décor, une ambition bourgeoise et au moins en partie la possibilité de l’accomplir. Une haute antenne, bien sûr, relique d’un temps passé dont on peut se demander quand nos villes se lasseront et quand se mettront-elles à les arracher toutes, avant de se rendre compte que le numérique hertzien, c’est quand même bien utile en cas de panne de courant ou d’attaque nucléaire. Une fumée épaisse s’y enroule. On se chauffe donc au bois, à moins qu’on ne s’accorde une petite flambée pour le plaisir. On est bien chez soi.
Cette maison est banale et mes capacités limitées, mais voilà qu’on en a déjà dit beaucoup plus. On en a pressé le jus. On en a fait la description. Imaginez maintenant ce que cachent à l’occasion les mots jardin, ville, femme, homme, et ce que pourront apporter, par rapport à leur simple mention, des descriptions précises et délicates. Des poèmes entiers se sont écrits sur ce que cache un sourire. On a beau dire que l’habit ne fait pas le moine, l’apparence est toujours, toujours pleine de sens. Parfois, un pantalon dit tout. Et si ce froc ne cache aucun bénédictin, imaginez l’histoire !
Vous m’avez peut-être lu à l’occasion parlant de « l’œil » d’un écrivain. L’œil, c’est ça, cet organe capable de reconstituer toute une histoire à partir d’un seul mot. De fouiller dans les plis. De ne pas laisser ce cerveau paresseux s’arrêter au concept et de le forcer à creuser, creuser, creuser jusqu’au bout ce réel qui l’inonde et qu’il a trop souvent la tentation de plier en quatre, en huit, en seize, jusqu’à ne laisser plus que l’ennuyeuse évidence. Ne le laissez pas toujours faire. Décrivez.