S
Je forme un S, doublement convexe, c’est la radio qui le dit.
Elle le dit depuis longtemps, je le sais depuis longtemps, mais à chaque fois ça me fait comme un petit choc. Je la regarde, je vois mon bassin déhanché, mes épaules qui compensent et ne donnent l’impression d’être droites que grâce au tas de chair qui les surplombe, et, entre les deux, ma colonne, en S. Et un beau, hein. Pas une esquisse. Un S franc, direct. Un sacré S ! Attention radiographistes, la cinquième vertèbre va vous surprendre. Systématiquement. Pas de cri, mais pas loin. Je le sens.
C’est ma façon d’être au monde, ma façon d’être droit qui veut ça. Un fémur un peu trop court ou un peu trop long, question de point de vue, le bassin qui remonte d’un côté pour se mettre à niveau et la colonne, ainsi déséquilibrée au départ, qui s’incline pour revenir un peu plus haut dans la course. C’est sûrement classique, mais chez moi tellement prononcé qu’il lui faut un deuxième virage, à ma colonne, au niveau du cœur, pour éviter que ma tête soit perpétuellement penchée. Ça ne se voit pas vraiment de l’extérieur, je n’en ai pas l’impression. Je me tiens plutôt droit, dirait-on. Tout ça est caché. Caché dans mon déhanché.
J’ai comme l’intuition que c’est le cas de beaucoup. Personne n’est parfait, n’est-ce pas ? Nous sommes tous des déséquilibrés. Qui a les deux jambes exactement de la même longueur ? Mais comme nous sommes tous soumis à la même pesanteur et aux mêmes nécessités, se tenir, marcher surtout, nous adoptons tous avec le temps une attitude, la nôtre en propre, pour l’équilibre de notre être. Moi c’est un S. Je doute qu’il y ait des W, mais des J, oui, j’imagine. Des C. Et puis des I, évidemment, mais ne frimez pas trop : mettez-vous de profil et vous deviendrez des S comme moi. Je tiens d’ailleurs à signaler, à destination de mon fan club, que ma cambrure est parfaite, en revanche, limite sexy. Pile le S qu’il faut, des disques très à l’aise, les vertèbres bien détachées. Je ne suis pas tassé du tout, j’ai le dos fier. C’était la bonne nouvelle.
En outre, ce S de face, même si en ce moment il me fait un mal de chien, j’ai plaisir à penser qu’il me résume plutôt pas mal. Il a ce côté dégingandé, cette nonchalance dans les épaules qui me sied assez, je dois dire sans modestie. Je n’irai pas jusqu’à lui trouver de l’humour, non, mais une certaine décontraction, oui, tout à fait. Et je crois que c’est plutôt moi, ça. Je sais m’adapter et accueillir souplement les choses. En regardant de près, de très très près, à nu même disons-le, on aperçoit ce petit décalage qui ne se montre pas trop, mais qui encaisse et qui compense le déséquilibre du monde.
En ce moment il me fait mal, ce S, néanmoins. Ce n’est pas aussi habituel qu’on pourrait le croire et que le pensent toujours les radiographistes. J’ai appris avec le temps à soulager les muscles qu’il sollicite beaucoup, je connais bien mes mouvements, les étirements nécessaires, les positions proscrites. Mais parfois ça coince, évidemment. Ça coince quand je force trop, que je tire trop longtemps sur cette corde en nouille sans lui accorder assez de soulagement. Avant les vacances, en général, quand il s’agit de boucler : le S se rebiffe. Il n’aime pas qu’on l’enferme. Là, il me le fait bien sentir depuis Noël, comme jamais auparavant pour ne rien vous cacher. Mais j’ai bon espoir de trouver en cette occasion un nouveau mouvement, un nouvel exercice, d’ajouter à la chorégraphie de mon être ce pas qui lui manquait et grâce auquel je pourrais danser encore quelques temps.
Ce serait bien.
J’attends un quatrième enfant.