En février 2008, je suis rentré d’un voyage à New York avec de nombreux livres dans mes bagages. Parmi eux, un ouvrage de David Foster Wallace intitulé Consider the Lobster[1] que j’ai lu quelques mois plus tard, au cours de l’été, principalement en veillant sur les nuits de mon premier enfant. Cette lecture m’a marqué pour plusieurs raisons. C’est en réalité une compilation d’articles, de courts essais sur des thèmes très divers, qui adoptent une grande variété de formes et jouent beaucoup, en particulier, avec les notes de bas de page, tellement profuses que le livre emploie pour les organiser un système d’encadrés pourvus d’une flèches pointée vers le mot ou l’expression qu’il s’agit d’étendre, d’expliquer, de discuter. Le grand avantage de ce système pour David Foster Wallace est que cela lui permettait d’écrire des notes de notes, et même des notes de notes de notes, car son esprit devait fonctionner ainsi : il ouvrait un tiroir de sa pensée et à sa grande surprise dans ce tiroir s’en trouvait un autre, qui lui-même ouvrait sur un troisième tiroir, et ainsi à l’infini[2].

Vous ne trouvez peut-être pas ça très original, peu importe, ce n’est pas la question. Moi, ça m’a parlé, immédiatement. C’était conforme à ma façon de penser qui est une sorte d’escalier perpétuel. Je gravis une marche et me met à l’analyser, mais elle m’amène rapidement à la suivante, et ainsi de suite, et voici que je suis certes en haut d’un escalier mais bien éloigné de mon point de départ, horizontalement parlant, et pourtant j’aimerais tout de même y revenir, c’était le point à développer, le crux que j’étais censé franchir et d’où je n’ai fait que dévier. Plutôt que de gravir cette corniche, j’en ai pris la tangente. J’ai marché en crabe vers d’autres sujets, parce que chaque développement, chaque mot vers le sens pour ainsi dire, est en lui-même une mine où je pourrais m’enfoncer. La note de la note permet ça : la fuite en avant, la diagonale du fou, sans terme ni limite, et pourtant au bout le retour, le franchissement.

C’était une lecture stimulante et je me suis immédiatement entiché de l’auteur ; je me sentais proche de lui, en esprit. Curieusement, un des articles du même recueil me fit un effet tout à fait différent. Il n’était pas enrichi de ces notes foisonnantes, il était très simple, linéaire et même profane, d’une parfaite banalité jusque dans son sujet : la cuisson du homard (c’est l’article éponyme). C’est que, voyez-vous, j’avais déjà beaucoup réfléchi auparavant à cette question. Mon opinion était faite, de longue date, et elle était très différente. Wallace en pinçait pour l’eau bouillante, je ne jurais que par le four. Alors, je me suis mis cette idée en tête : j’allais lui écrire une lettre. J’allais engager avec cet auteur américain un long dialogue épistolaire et cuisinier. J’ai commencé à la rédiger. Ce n’était pas bien difficile, hormis la barrière de la langue dans une certaine mesure. Ça m’a même semblé évident. Il ne s’agissait pas d’un sujet susceptible de froisser sa sensibilité, je pouvais affirmer clairement mon désaccord. Le fait même de lui écrire une lettre manifestait suffisamment de respect pour ne pas m’inquiéter de paraître rustre ou brutal. Et puis, la brutalité n’est pas ma pente et j’aime beaucoup ne pas être d’accord, surtout avec mes amis, autrement dit surtout lorsqu’il est possible de ne pas être d’accord sans déclencher autre chose qu’une discussion animée.

S’adresser ainsi directement à un auteur pourra paraître banal aujourd’hui, parce que nous sommes entrés dans une ère de rapports très horizontaux et que l’on peut interpeler sur Twitter ou ailleurs à peu près n’importe qui et qu’on s’en prive d’ailleurs très peu. Mais ce n’était pas encore tout à fait le cas à l’époque, même si cela le devenait, petit à petit. Justement : j’étais en plein dans ce mouvement. C’était ce qu’on appelait le web 2.0, l’internet participatif, pour désigner toute technologie qui permettait à l’utilisateur d’un site d’y intervenir directement, au moyen de commentaires, de smileys ou de pouces en l’air. D’interagir. L’expression « web 2.0 » est entretemps devenue parfaitement désuète, il n’empêche que sa pratique est aujourd’hui généralisée. En 2008, avant Facebook, m’en emparer ainsi, suivre ce mouvement, n’avait rien de particulièrement avant-gardiste, mais ce n’était pas non plus, pas encore, un mouvement de masse.

Je m’étais saisi de ma plus belle plume et j’avais commencé et puis comme d’habitude, très vite, je m’étais interrompu. Pour lire les nouvelles ou vérifier ma boîte de réception, les commentaires de mon blog, je ne sais plus. Je m’étais interrompu et j’avais appris la mort de David Foster Wallace. C’était donc le 12 septembre 2008. L’année 2008 avait été bien lourde et ce n’était pas mon premier mort. C’était bien sûr le moins terrible de tous, un auteur lointain, que je découvrais à peine. J’avais perdu deux jours avant le début de l’année mon très cher grand-père et très rapidement ensuite ma tante adorée, en janvier. Mon premier fils était né en mai. J’étais retourné vivre quelques mois avec P. pour accompagner sa naissance, et voilà, en septembre, j’étais de retour sous les toits de la rue Saint-Martin. Je prenais mon stylo pour écrire une lettre à David Foster Wallace et le voilà qui mourait.

Ce dialogue interrompu m’a beaucoup poursuivi, comme souvent en moi font les dialogues[3]. C’est, là aussi, mon mode de pensée. Même intérieurement, je discute. Avec les autrices et les auteurs quand je me sens d’humeur à ruminer de grandes choses ou même de toutes petites, mais le plus souvent avec amies et amis quand il s’agit de la vie. Ce sont souvent les mêmes, même si, les années passant, le casting se modifie toujours un peu. Ils ont leurs rôles bien défini. Untel pour les coups de pied au fesse, unetelle pour les beaux compliments.

Engager un dialogue avec Wallace, et sur un sujet pareil, aussi insignifiant, c’était un moyen de l’intégrer à cette chorale, de l’installer quelque part entre l’auteur et l’ami et c’est certainement pour ça que sa mort me toucha plus que de raison. J’avais deviné rien qu’en le lisant ses nombreuses addictions, j’ignorais en revanche, totalement, qu’il était dépressif à tendance suicidaire. Je n’avais absolument pas envisagé qu’il puisse concevoir du dégoût pour sa vie. Comment ne pas jouir d’un tel talent ? Comment décider de s’arrêter là ? Ce dialogue me hante. Plutôt : cette volonté de dialogue. Wallace, c’est mon ego 2.0.

Notes

[1] Il sera traduit, bien plus tard, sous le titre Considérations sur le homard.

[2] Il n’est pas anodin que Wallace soit avant tout connu pour son infinie comédie, Infinite Jest, à classer parmi ces livres que bien des gens qui ne les ont pas lus (il est énorme) jugent indispensables.

[3] Et les petites marionnettes.