Choulem
Mon grand-père était né en 1897 ou 1898, on ne sait pas trop, le certificat de naissance qu’on a date des années 1960 et indique les deux dates. Du côté de Lublin, en Pologne, mais c’était la Russie à l’époque. À l’école, on lui faisait porter des toasts « à la santé du tsarévitch », quand Raspoutine se penchait sur le berceau du petit Romanov hémophile. Je dis « à l’école » parce que c’est ce qu’on m’a raconté mais je ne suis pas sûr qu’il y soit allé. Il vivait en ville, ce n’est donc pas impossible, mais l’école dans un quartier juif d’une ville tsariste, je n’y crois pas trop, à vrai dire. Il ne roulait certainement pas sur l’or. Il a été tailleur toute sa vie.
Il s’est marié avec Tauba Bark, née Teneubaum, en 1922, à Lublin toujours. Ils ont eu deux enfants : Szajndla (Chaïndla) est née en 1922, et en 1925 Mojszes (ça se prononce Moïché mais j’ai toujours entendu « Mortré » pour le désigner, Maurice en Yiddish.). Et puis les pogroms les ont chassés de Pologne dans les années 1930 et ils sont venus se réfugier en France, à Paris. Ils habitaient rue Mouffetard. En amassant petit à petit quelques économies, ils ont réussi à s’acheter un petit lopin de terre, dix ares, à Noisy-le-Grand.
C’est dans ce jardin à quinze bornes de chez eux que cette photo a été prise :
C’est la seule image que j’ai de Tauba (tout à gauche), de Chaïndla, ma tante assise à côté d’elle, et de mon oncle Mortré, à table à côté de sa sœur. À gauche de Mortré, c’est Choulem (Szulin selon ses papiers), mon grand-père. Je ne sais pas qui sont les autres personnes sur cette photo, le type debout, le couple au premier plan. La femme ressemble vaguement à Suzanne, une cousine de Choulem, le seul membre de sa famille qui ait survécu à la guerre. Puisque, comme on s’en doute, tous mourraient bientôt.
Quand la guerre a éclaté, Choulem s’est porté volontaire pour intégrer les rangs de l’armée française. Il a été au front, mais la capitulation n’a pas tardé. Il est rentré chez lui en octobre 1940. En juillet 1942, toute la famille est raflée. Je ne connais pas la date exacte de leur mort, mais j’ai celle de la rafle : le 16 juillet. Le 24, Tauba et Chaïndla étaient déportées à Auschwitz, dans le même convoi que Choulem, le convoi n° 10. Elles sont sûrement mortes quelques jours plus tard, à leur arrivée dans le camp. Mais pour Mortré, je n’en sais rien. Il est parti plus tôt, le 19 juillet, dans un autre convoi depuis Drancy, pour Auschwitz lui aussi. Il a sûrement travaillé. Auschwitz était un camp de travail, comme nous le rappelle sa devise bien connue. Pas pour tout le monde évidemment, mais pour les hommes, et surtout les jeunes hommes, oui. Mortré a donc sûrement travaillé. Mais il est mort, on ne sait quand.
Choulem n’est pas mort, sinon je ne serai pas là. En mai 1945, il n’était d’ailleurs plus à Auschwitz, mais dans un bois près de Munich où on avait creusé des trous pour loger les déportés chargés de produire des obus en catastrophe dans une usine d’armement. Je ne connais pas les détails de sa libération. Je ne connais aucun détail de sa captivité. Personne ne connaît aucun détail de sa captivité, il n’en a jamais parlé à personne. Il est rentré à Paris, après trois hivers à Auschwitz, pour retrouver le fils du concierge dans les vêtements de son fils et son appartement vidé de tous ses meubles. Il avait 48 ans et il avait absolument tout perdu. Il ne lui restait plus que son jardin.
Je ne connais aucun détail de sa captivité, seulement que ce jardin, c’était la seule chose qu’il était sûr de retrouver. Tout le reste, il savait déjà que c’était perdu. Ma mère m’a souvent répété que c’est ce jardin qui l’avait fait tenir. Je n’ai aucune idée de l’authenticité de cette anecdote. Je ne vois pas dans quel cadre il aurait pu lui raconter ça. Ça ressemble à une reconstruction, mais c’est devenu l’histoire familiale, maintenant, alors autant l’ajouter. Il est allé au Lutetia quelques fois. C’était l’hôtel où on rassemblait les déportés rapatriés. Pour retrouver quelqu’un, j’imagine. Il n’a retrouvé personne évidemment. Mais il a trouvé ma grand-mère.
Elle, elle avait grandi au shtetl, près de la frontière ukrainienne dans la Pologne actuelle, mais, encore une fois, c’était la Russie à l’époque. Plus pour longtemps, cela dit, puisque Sara, ma grand-mère, était née en 1915. D’une famille très religieuse, elle, au point que son premier fiancé, son amour de jeunesse, lui avait été refusé parce qu’il était venu lui rendre visite durant le sabbat, péché impardonnable que son père n’avait pas laissé passer. (Sara était nettement plus bavarde que Choulem, et elle parlait mieux français. J’en sais bien plus sur elle que sur lui.) Elle a épousé plus tard un certain Vigdor Szpilberg et eux aussi sont partis pour Paris, où ils ont eu un fils, Henri, né en 1938. Vigdor était tailleur lui aussi, Sara plutôt couturière. Henri a passé la guerre caché dans une ferme, dans les Ardennes. Sara était cachée à Paris, rue des jardins Saint-Paul, dans la cave d’une blanchisseuse, une juste parmi les Nations dûment honorée dans le jardin de Yad Vashem, que ma mère rencontrerait plus tard. Vigdor a été déporté, lui.
À la fin de la guerre Sara est allée au Lutetia, elle aussi. Pour retrouver Vigdor, ça j’en suis sûr. Elle l’a beaucoup attendu et puis elle a rencontré Choulem.
Ma mère est née en 1947. Ils se sont tous installés dans le petit appartement de la rue Mouffetard remeublé comme ils pouvaient, ils ont travaillé, élevé les deux enfants. Je passe les détails sordides, l’administration qui considérait ma mère comme illégitime parce que Tauba était « portée disparue » et qu’elle l’est restée jusqu’en 1951, date à laquelle sa mort a enfin été prononcée. Le rapport de témoins de moralité qu’ils ont dû remettre au juge pour avoir le droit de vivre tous sous le même toit. Dès qu’ils ont pu, au milieu des années 1960, ils ont fait construire une maison dans le jardin de Noisy-le-Grand, maison que j’ai bien connue, pour y avoir passé comme ma mère d’innombrables après-midi d’ennui. J’y ai connu Choulem, jusqu’à sa mort en 1987, et Sara, qui l’a rejoint huit ans plus tard.