L'art et la pureté
Soit un embrouillamini politico-littéraire où un auteur se voit attribuer un prix pour lequel il n’avait pas été nommé. La dotation est de 8 000 euros. Il se voit en délicate posture, puisque, en l’acceptant, il l’obtiendrait indûment (sans passer par le même parcours que tous les autres). Il préfère le refuser. Mais c’est beaucoup d’argent[1].
Dilemme : être juste (fidèle à des principes) ou être enrichi[2] ?
Son éditeur lui souffle à l’oreille : « Je vois que tu as ce dilemme à l’esprit. Je vais te dire quelque chose qui va le transformer ; j’en ai le pouvoir. Il va disparaître, tout en devenant insoluble. Pour ce faire, tu n’as qu’à m’écouter ; tu pourras par la suite prétendre que tu n’as rien entendu, mais ça ne changera rien. Voilà : si tu refuses ce prix, ce sera bien plus médiatisé. » C’est en effet un prix secondaire, la dotation l’atteste. Il poursuit : « Tu vendras ainsi plus de livres. Tu peux donc faire le choix de l’honneur et de la richesse. » L’auteur le regarde un instant, interdit. Puis il répond : « Maintenant que tu m’as dit ça, le choix de l’honneur n’existe plus. Puisque je sais que je gagnerai plus d’argent en restant fidèle à mes principes, je ne les représenterai plus, ils ne pourront plus être la maxime de mon acte, qui deviendra acte d’enrichissement pur. L’honneur n’aura plus rien à y faire, puisque l’honneur n’est pas de rester fidèle à ses principes mais de résister à la tentation. Par quelle tournure d’esprit cruelle as-tu pu décider de modifier ainsi ma réalité ? »
Car voyez plutôt : cette nouvelle information donnée par un technicien (Monsieur Lesfaitssontlà, bon ami de Madame LesFessesenlair) transporte le pauvre hère (mais qui vit de sa plume, ne le plaignons pas trop) dans une situation morale tout à fait différente. Le geste d’honneur n’y existe plus pour lui, mais il subsiste pour les autres (laissons l’éditeur de côté). Il est bien évidemment contraire à l’honneur de chercher à tirer de l’honneur d’une telle situation. Accepter le prix n’étant pas devenu plus honorable par la magie du Saint Esprit entre temps, aucune des branches de l’alternative n’est conforme à l’honneur ; toutes deux sont les chemins de l’intérêt.
Vous me direz : pourquoi opposer si bêtement honneur et intérêt ? C’est assurément une source de complication. N’y a-t-il pas de situation où l’honneur est conforme à l’intérêt ? Je vous répondrais (je suis bien élevé) « probablement plein ». Mais pas ici. Refuser le prix est bien conforme aux principes de base, répliquerez-vous du tac au tac. Rien ne trahit ses principes. « Le problème, c’est qu’il en tire profit ». Voilà comment j’achèverai le dialogue avant de continuer à deviser tranquillement tout seul dans mon coin à ce propos parce que, ça va bien deux minutes de discuter avec le lecteur mais bon, je suis chez moi après tout. Il en tire profit et voilà qui ruine la beauté du geste. Car oui, laissons tomber l’honneur, ce n’est pas le problème. L’auteur avait devant lui une possibilité d’action dans laquelle il voyait de la beauté, sous forme de risque, d’enjeu, de mise en danger de soi-même pour un idéal plus grand. Que ce geste devienne confortable et tout fout le camp, instantanément. Il lui suffit de savoir qu’il en tirera profit, et toute beauté en est retranchée. La montagne de l’honneur ne se gravit que par sa face nord, l’à pic redouté des meilleurs qui se récoltent chaque saison et par pelletées dans le ravin en contrebas.
Alors que, si cet idiot d’éditeur n’avait rien dit, et qu’il avait pris seul et sans béquilles cette décision excellente (il passe un peu vite sur le fait qu’il doutait), il aurait quand même vendu plus de livres, empoché plus de 8 000 euros, tout en s’étant tapé le luxe drapé de dignité de refuser de se vendre. Wouaow, aurions-nous dit (ne faites pas semblant).
Notez aussi, les amis, que la somme pour être arbitraire n’en est pas moins relativement accessible pour un auteur du haut du panier aux ventes moyennes, ce qui ne serait pas le cas d’une somme plus élevée. C’est bien là que le rassis de Koenigsberg se plante : la somme aussi change le problème. On ne refuse pas 8 000 euros comme on en refuse cent, ou un million. Si le bénéfice engendré par le sursaut des ventes n’effleurait qu’à peine la dotation, il ne rentrerait pas en jeu dans la situation morale, pas de la même façon (il adoucirait la dure décision mais ne la rendrait pas moins périlleuse). C’est, sûrement, mon bon Kant, parce que tu parles de morale, et moi d’honneur.
Notes
[1] Notez qu’il m’a fallu trois lignes pleines pour camper cette situation d’un classicisme navrant que plume plus alerte eût cernée d’un trait et à vrai dire sans même se lever - la plume -, situation disais-je de l’artiste qui vend son âme à Mammon. Je tenais par cette note à racheter mon honneur.
[2] Dilemme auquel seule la plus mauvaise des fois pourrait accoler l’adjectif « moral ». Pour la morale, la réponse est évidente. Le dilemme n’est pas moral, c’est justement pour ça que nous le prenons ainsi un exemple. (Le premier qui pense « cornélien » a perdu.) Un dilemme moral est une situation où la ou des morales ne fournissent pas de réponse ou des réponses contradictoires. Antigone est dans le dilemme moral, Famille ou Loi, Coeur ou Raison, et la fin en dit assez long sur l’absence totale de gain dans tous les cas. D’un point de vue égoïste, les deux cas sont nuisibles à l’exception notable du premier qui aboutit au suicide. Notre auteur n’est pas dans un dilemme moral : il est face au dilemme : suivre la morale, ou pas ? On confond trop souvent les deux. Le poussiéreux prussien ne me contredira pas ici (ni ailleurs, paix à son âme).