Adolescent, j'ai vite pris en haine chez moi la néfaste tendance de surjouer mes douleurs. Une douleur exagérée n'a bien évidemment rien de noble, elle est même un mensonge d'un type tout spécialement odieux, une forme de chantage ; c'est ce que je compris très vite. Je me suis efforcé depuis de combattre cette tendance.

Je n'ai jamais pu, toutefois, me sortir de la tête la possibilité qu'il en aille autrement : que mes douleurs soient insincères, à mon insu[1].

Un de mes amis, un ami d'enfance, fut atteint très jeune d'un cancer, qui l'emporterait. Je m'étais un peu éloigné de lui avant de le savoir malade, nous ne fréquentions plus tout à fait les mêmes personnes. Je ne pus jamais admettre que sa maladie me touchait. J'avais bien trop peur de profiter de sa douleur, quand bien même il aurait été parfaitement légitime que j'en souffre à quelque degré, et surtout, que je me rapproche de lui à ce moment ou que j'essaye de le faire. Ce refus de jouer la douelur était bien sûr, sous des dehors vertueux, une attitude égoïste, puisqu'elle n'aboutit qu'à mon éloignement définitif et mon absence de compassion, d'aide, de soutien à cet ami[2]. Mais ce retrait ayant déjà été entamé avant, je ne pus jamais refaire à l'inverse ce chemin. L'exigence de sincérité de la douleur me l'interdisait. Je n'ai donc jamais su quelle douleur je pouvais bien ressentir, je ne l'ai jamais analysée, je me suis uniquement appliqué à ne jamais rien manifester publiquement qui pu s'approcher d'une tentative d'en profiter, de me grandir d'elle.

De là, peut-être, mon horreur de la victimisation grandissante du monde. Comment peut-on aspirer à souffrir ? Comment, quand, pourquoi, la position de souffrant est-elle devenue sinon désirable, du moins socialement si avantageuse, tout bien pesé, que de la tenir artificiellement soit devenu un astucieux calcul même hors des cercles habituels de la mendicité ? (J'ai bien peur de connaître la réponse, et que les Juifs soient encore dans le coup, à leur corps très défendant.)

Notes

[1] J'observe encore des douleurs bien insincères à mon su et vu bien sûr, et ça ne m'enchante guère, mais celles-ci sont faciles à combattre. On les voit. On s'en morigène.

[2] Je le voyais, de temps en temps, nous passions quelques bons moments, ou d'autres plus durs, mais je n'ai pris aucune part active aux soins que son état a rapidement nécessité, je n'ai apporté aucune aide logistique d'aucune sorte ni à lui ni à sa famille.