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Dans un train pour Strasbourg, en première classe, sensation très désagréable. Déjà, le siège trop incliné convient pour la lecture, certainement pas pour écrire. Surtout, la présence des autres voyageurs, tous réunis pour « voyage d'affaire » (on dit aussi « déplacement ») me trouble légèrement, songeant que je dois probablement leur ressembler un peu. Et boum, comme à l'accoutumée, je me saisis de ces « mauvaises conditions » et me confectionne derechef une parfaite excuse pour ne pas écrire. La mauvaise foi se transubstantationne très facilement chez moi. Je suis à Strasbourg « pour affaires ». Franchement. Suis-je fais pour ça ? Poser la question, c'est déjà y répondre. Je ne m'en suis pas trop mal tiré pourtant. Mais là n'est pas le problème. La vacuité, plutôt. Ou même pas. Même pas vide : déplacé.
Il y a cependant quelque chose de plaisant dans le déplacement. L'exotisme, ce serait beaucoup dire. La simple et bête rupture d'habitude ? Ou tout simplement le double-sens : être inapproprié, en décalage avec votre aspect, vos goûts et vos compétences, mais aussi hors de soi, poétiquement parlant, à côté de son âme et spectateur des événements qui ainsi deviennent spectacles, Là, la lecture de Camus n'aide pas. Elle ouvre seulement l'œil à certains détails sordides (le plus criant : qui donc a eu l'idée saugrenue de recouvrir la façade néo-gothique de la gare centrale, et donc aussi ses beaux vitraux ou plutôt la belle lumière qui s'insinue dans ses vitraux[1], parfait exemple de cathédrale industrielle, touchante trace d'une époque donc, qui a eu l'idée criminogène[2] de la camoufler au moyen d'un gigantesque suppositoire de verre et d'acier, bulle oblongue offusquant la gare, et le goût par la même occasion. Le pire, c'est qu'il n'est pas si terrible, avec ses airs de zeppelin échoué là par hasard, cette presque mollesse, son affalement... tant qu'on n'a pas vu ce qu'il cachait (mais tout cela, je pense que je l'aurais remarqué même sans l'aide de Camus) mais elle, sa lecture, ne prodigue guère de réconfort que le sentiment d'être au-dessus, sentiment dont il est difficile de jouir car il est prétentieux. Cependant il est noble aussi, de deux façons : tordons le cou à la première, qui ne le sauve guère j'en conviens : les nobles devaient le ressentir vis-à-vis du peuple, et se réservaient entre eux le rôle d'égaux. Mais la deuxième (qui est la même, en réalité, ou du moins sa cause) complique les choses : ils se sentaient au-dessus du peuple car ils l'étaient effectivement. Du point de vue de la culture, de la langue, des manières, de la civilité, pour les bonnes raisons, de la richesse et du pouvoir du côté des mauvaises (des triviales, des données). Autant d'effets de la naissance, et donc d'injustices. Mais de nos jours ? Se cultiver est devenu un choix. Être plus cultivé qu'un autre n'est plus en grande partie que l'effet d'une volonté (du moins au sein de sociétés relativement homogènes ; sans doute l'enfant d'immigrés part-il de plus loin ; et encore, cela demeure possible). Alors. Se sentir au-dessus par cet effet, est-ce prétentieux ? Est-ce l'effet d'un cœur mauvais ? Ou l'expression d'un désespoir ?
Combien plus j'aurais voulu être là en touriste, en vacances, vide plutôt que déplacé. J'aurais au moins pu visiter Notre-Dame ! Là, n'a dû me contenter, pour la deuxième fois en autant de visites, que la seule vue de cette façade ajourée, comme prise dans la dentelle des ornements, du ciel et des statues.
Et bon Dieu, je continue à écrire comme Camus. Je devrais vraiment changer de lecture. Ne me reste que quelques pages du Journal 1996. Après cela, une pause sera bienvenue !
Notes
[1] Parce que bon, sinon, le reste n'est pas terrible, sauf peut-être ces hautes fenêtres en "lancettes arrondies" et leur quatre rosaces. (Désolé pour les lancettes arrondies, cette aporie... vous voyez bien que mon inculture est crasse : comment appelle-t-on des lancettes dont l'arc est en plein-cintre ? Sûrement pas des lancettes... des ogives allongées ? Il me semble qu'ogive aussi impose la brisure...)
[2] Car il me vient des envies de meurtre.