En matières politiques, je n’ai pas l’impression d’avoir quoi que ce soit d’intéressant à dire, enfin, non, pas d’intéressant : de pertinent, de nature à devoir être transmis. Je n’ai aucune prétention en la matière, je ne cherche à convaincre personne, car à vrai dire je n’ai aucune certitude ou, disons, mes certitudes sont bien plus négatives que positives.

Je suis sûr, par exemple, qu’une majorité RN serait bien pire que tout ce que nous avons connu de notre vivant. Mais je suis également certain que notre société est loin, très loin, mais alors vraiment très très loin, actuellement, de pouvoir établir un consensus minimal sur une meilleure forme de gouvernement que l’actuelle, si bien que tout renversement serait suivi par une période d’instabilité terrible, longue, qui se résoudrait le plus probablement dans la violence et aboutirait non pas à l’anarchie paisible mais à une nouvelle domination, dont rien ne m’indique qu’elle serait plus douce. Il faudrait donc, pour que j’adhère à cette perspective révolutionnaire (ou abolitionniste), que je sois persuadé de vivre dans le pire des systèmes possibles, au point que n’importe quel autre lui serait préférable, or je ne le suis pas du tout (autre certitude négative). Je nourris sur ce point un optimisme en porte-à-faux : je ne trouve pas que tout soit absolument à jeter dans la démocratie libérale. Je suis persuadé que nos démocraties libérales du XXIe valent mieux que les nationalismes conservateurs du XIXe, que les dictatures prolétariennes ou non du XXe, que les expansionnismes coloniaux ou que les théocraties réactionnaires. En bref, bien que conscient des limites de la démocratie libérale, je n’ai jamais trouvé ailleurs, dans mes études, mes recherches, mes réflexions, mes lectures, un système concret de gouvernement à l’échelle de dizaines de millions de personnes que je lui aurais jugé préférable. En particulier, d’une part un système qui assurerait, à intervalles réguliers, que le peuple choisisse et dégage ceux qui occupent ce pouvoir-là, le pouvoir politique, à défaut de pouvoir dégager tous les autres, parce que c’est avec ce pouvoir-là que le peuple à la moindre chance de lutter contre le moindre des autres.

Ça, c’est, disons, le fait majoritaire. Et d’autre part, un système qui se donnerait pour horizon la protection des minorités, donc un système constitutionnalisé autour d’une déclaration des droits. Le fait minoritaire. Et que s’apelorio : la démocratie libérale.

Bien sûr, c’est aussi affaire de détails : démocratie parlementaire, démocratie présidentielle, représentative ou directe, sociale ou conservatrice, tout ça c’est de la démocratie libérale, mais pour autant ce n’est pas équivalent du tout (à moins de voir ça du point de vue du SIrius et de considérer que c’est “le système” tout entier qui pose problème, et alors nous sommes ramenés à mon point précédent), si bien que j’ai encore du mal à concevoir l’inutilité du vote, puisqu’il s’agit à chaque fois de réorienter tout ça, dans un sens, dans l’autre, parfois dans les deux à la fois quand naît une troisième direction néfaste, ou encore contre les deux à la fois, dans une direction inattendue soudain devenue urgente et pressante, comme le peut être l’écologie. Alors bien sûr c’est long, c’est lourd, c’est lent, c’est pénible, c’est fait de reculs et d’avancées timides, c’est timorée, c’est souvent stérile, ce n’est pas très bien conçu pour l’urgence alors que bien des drames sont urgents, mais c’est, à mon avis, tout ce qu’on a, ce fruit d’une maturation politique et d’une lutte séculaire, jamais tout à fait mûr, mais toujours plus appétissant que le gourdin sanguinolent d’à côté. Et le gouvernement de tout ça, les choix politiques qu’on nous demande à chaque fois, et qui, oui, implique d’aller porter un bulletin dans l’urne ou, oui, d’ailleurs, pour les absentionnistes, pas de bulletin du tout quand rien ne convient, tout ça est affaire de moments, avant tout, et de personnes ou de partis, en second lieu (qui pour quoi ?).

Ainsi, ma grosse affaire, à l’heure actuelle, mais qui n’était pas celle d’il y a dix ou vingt ans, elle irait plutôt à la préservation de la démocratie libérale dans son ensemble, parce que je la sens menacée et que je n’ai aucune envie que mes enfants grandissent dans autre chose qu’une démocratie libérale. Cette protection doit passer par son perfectionnement (donc à gauche), c’est évident, et ce perfectionnement est mis à mal, il se pourrait même qu’il soit en retrait, mais elle peut et doit aussi passer par sa protection très concrète, maintenant, tout de suite, en Ukraine surtout (donc pas trop à gauche, en ce moment, en tout cas pas à toutes les gauches, et pas du tout, du tout, à l’extrême droite, qui de toute manière n’a jamais voulu que son abolition ; je rappelle ici pour mémoire que l’extrême droite, historiquement, avant d’être un fascisme, c’était “la lutte contre la gueuse”, la lutte contre la République et pour le retour de la monarchie. L’extrême-droite est contre-révolutionnaire, ce qui ne veut pas dire qu’elle est contre une révolution prochaine, au contraire, elle en voudrait une, même si pas la même : c’est la révolution passée qui lui pose problème, elle veut revenir sur ces acquis-là, dont les droits de l’homme au premier chef. L’extrême-droite est un réactionnariat).

Et puis il y a ma petite affaire, oui, que j’ai vu revenir d’on ne sait trop où : le fait d’appartenir à une minorité, mais alors je vous assure, pourtant du bout de l’orteil, au point qu’il a fallu qu’on me le rappelle à intervalles réguliers (c’est l’antisémite qui fait le juif et toute cette sorte de choses). Et le truc de cette minorité, c’est qu’elle n’a pas sur terre mille endroits possibles où vivre paisiblement. Elle en a trois ou quatre, dont la France. (Fameuse blague juive : “j’ai trouvé où on pourrait s’installer pour fuir les persécutions ! L’argentine !” “Pourquoi ?” “Parce que c’est loin !” “Loin de quoi ?”) J’étais persuadé jusqu’à une date récente que cette position de la France non pas comme terre d’asile mais comme patrie légitime pour des milliers juifs était inexpugnable. Encore une certitude de moins.

(Voilà pourquoi je n’interviens pas dans ces débats, en fait. Tout nécessite beaucoup trop d’explications, et d’explications mauvaises, d’explications partielles, pleines d’angles morts qu’il va falloir débattre et déboucher, ce dont je n’ai pas toujours le temps, la force ni bien sûr la qualité. En personne, c’est déjà plus facile, mais encore insuffisant. Pour moi, il n’y a qu’avec un livre entier qu’on s’en approche, et sans jamais l’atteindre là encore.)