J’observe le Soleil se lever au bout d’un champ. Quelques minutes plus tard, il passe derrière la bergerie. Réapparaîtra-t-il de l’autre côté ?

Le solipsiste répond « non », ou plutôt qu’il n’est sûr de rien. Selon lui, là s’arrête toute possibilité de connaissance. Et, en effet, qui vous dit que le malin génie des Méditations métaphysiques, lassé de la routine, n’a pas décidé aujourd’hui de changer la course millénaire de l’astre ? Qui vous dit que la cuve à électrodes dans laquelle est plongé votre cerveau ne va pas changer de composition chimique ? la matrice se reprogrammer soudain ? L’argument est imparable.

La seule connaissance disponible au solipsiste, c’est le cogito. J’ai vu le Soleil, j’ai vu la bergerie, le Soleil est passé derrière.  Rien ne me garantit leur réalité. Seuls existent à coups sûr des événements internes, les sensations que j’ai vécues.  En d’autres termes : je pense. Or, si je pense, une nouvelle connaissance devient disponible, un jugement analytique a priori : je suis[1]. Car le fait de penser n’est conçu qu’au sein d’un ensemble plus grand, le fait d’être. B Ð A[2] : B est inclus dans A. Donc, si B, alors A. Même le solipsiste s’incline devant la logique des prédicats.

Nous pourrions aller plus loin cependant : d’où vient le jugement B Ð A duquel le cogito découle ? Est-il entièrement, purement, logique, sans  aucun rapport avec l’expérience ? En d’autres termes kantiens : est-il vraiment analytique plutôt que synthétique ? Mais, oui, il nous faut l’admettre, une pensée est un contenu, de là s’impose donc par nécessité logique l’existence d’un contenant, d’un ensemble plus grand qui l’inclue. Aussi nous faut-il remonter d’une case pour trouver la synthèse : une pensée est un contenu, point. Là est le jugement synthétique a priori du solipsiste. Le seul. Le lieu de sa foi.

Seulement voilà, hors de la posture philosophique et de la psychose schizophrénique, nous sommes assez loin d’être solipsistes, et le Soleil, tenez-vous bien, sera passé de l’autre côté de la bergerie dans dix minutes environ.

Voici un jugement synthétique a priori, uniquement fondé sur l’induction, l’utilisation de l’expérience pour relier les pointillés. C’est une conviction. Un a priori.

Or, l’exigence de la science est précisément de le transformer en jugement analytique au moyen d’un jugement synthétique de niveau supérieur[3] : par exemple, le Soleil est sur une trajectoire circulaire, il faut donc qu’il continue sa route et passe de l’autre côté. Là, c’est bien évidemment la trajectoire circulaire le jugement synthétique. Le reste  n’est qu’une application de logique pure, du genre de B Ð A.

Et vous voyez qu’il est terriblement possible de se planter, à ce compte-là. Car en réalité, il se pourrait bien que la Terre soit elle aussi dans le coup.  Mais, que voulez-vous ? Pour nous les bergers, c’est le risque du métier.

Notes

[1] Je n’invente pas grand-chose, pas vrai ? Descartes aussi y est venu par le malin génie.

[2] Désolé pour cette convention bizarre. Le premier qui me trouve le code ascii correspondant au vrai signe de l’inclusion gagne une figurine de Kant, mint condition.

[3] Ce qu’un étudiant de maîtrise s’intéressant à la causalité en physique aurait appelé « repousser les causes pour expliquer les effets ».