Cette puissance, cette espèce d’hommes, je veux l’appeler par son nom — je veux parler des philistins cultivés.

Le mot philistin est emprunté, comme chacun sait, au langage des étudiants. Il désigne, dans son acception la plus étendue, bien que dans un sens tout à fait populaire, le contraire du fils des muses, de l’artiste, de l’homme de haute culture. Le « philistin cultivé », dont nous nous sommes imposé la tâche peu agréable d’étudier ici le type et d’écouter les confessions, se distingue cependant de l’espèce commune du« philistin » par une superstition : il croit être lui-même fils des muses et homme cultivé. C’est là une illusion qui parait inconcevable, et il faut en déduire qu’il n’a pas la moindre idée de ce qu’est le philistin et le contraire du philistin. Nous ne nous étonnerons donc pas si, la plupart du temps, il jure ses grands dieux qu’il n’est pas un philistin. Dépourvu de tout espèce de conscience de lui-même, il vit dans la ferme conviction que sa culture à lui est le type accompli de la vraie culture allemande. Et comme il trouve partout des gens cultivés pareils à lui, et que toutes les institutions scolaires, pédagogiques et artistiques, sont en rapport avec son degré de culture et avec ses besoins, il porte aussi partout avec lui la conviction triomphante qu’il est le digne représentant de la culture allemande actuelle, et il formule, en conséquence, ses prétentions et ses exigences. Or, si la vraie culture suppose en tous les cas l’unité du style, et lors même qu’une culture mauvaise et de décadence ne saurait aller sans une fusion de la variété de toutes les formes dans l’harmonie d’un style unique, on induira de là que la confusion qui s’est produite dans l’imagination du philistin cultivé tire son origine de ce fait que, rencontrant partout des répliques de lui-même, frappées au même coin que lui, celui-ci conclut de cette uniformité de tous les « gens cultivés », à une unité de style de l’éducation allemande, en un mot, à une culture. Autour de lui il constate partout les mêmes besoins, les mêmes opinions ; partout où il va, il trouve établi un régime de conventions tacites sur une foule de sujets, en particulier sur tout ce qui concerne la religion et l’art : cette imposante similitude, ce tutti unisono qui, sans qu’il soit besoin d’un ordre, éclate aussitôt de lui-même, le conduit à croire que cet accord est l’effet d’une « culture ». Mais le philistinisme systématique et triomphant, s’il n’est pas sans logique, ne constitue pas, de ce fait, une culture, même mauvaise ; il est au contraire l’opposé d’une culture, je veux dire une barbarie solidement établie.

Friedrich Nietzsche, “David Strauss, sectateur et écrivain” in Première considération inactuelle, 1873. Trad. Henri Albert (big up).