Le lendemain, sur la route, jusqu’à Raguse, d’une beauté surprenante et authentique. Un baroque habité, qui ne trouve un aspect carton pâte que sur son deuxième versant, Ragusa Ibla, plus franchement touristique. Ce qui a des avantages : on y trouve des commerces ouverts, et même des gens, entre midi et quatre heures. En Sicile, la sieste n’a rien d’un mythe et, après deux jours de recherches anthropologiques poussées, nous pouvons affirmer que les Siciliens sont, en gros, des Espagnols qui se couchent tôt. Le duomo San Giorgio, sur Ilba, est bien plus beau de loin que de près : depuis la colline de Ragusa, derrière un petit couvercle en céramique bleue appartenant à la mignonne Chiesa di Santa Maria dell’Itria, on aperçoit sa coupole écrasée par le plein volume d’un bâtiment monumental et pourtant non identifié à ce jour (par moi, j’entends), aux lointaines allures de palais florentin, et c’est assez émouvant. De près (et de face, puisque le duomo tourne le dos à Ragusa), on ne peut le voir qu’en contre-plongée (sa piazza, très pentue, descend rapidement) et cela nuit à ses proportions, qui en deviennent un peu vulgaires, vaguement phalliques.

Souvenir ému, lui aussi, des trois figures grotesques qui ornent la façade d’un palais du corso Italia, juste au-dessus de la Poste. Enchâssées dans des caisses de bois grillagées devant, pour les sauvegarder des pigeons imagine-t-on, elles sont encore plus vraies (et plus photogéniques) : elles sortent du mur comme des suppliciés sur l’échafaud, pétrifiées là pour l’éternité. Plus bas, devant l’hôtel de ville, un vieux Sicilien charmant désireux de nous apprendre plus sur sa ville pousse notre italien dans ses derniers retranchements, et c’est ainsi que E. confondit les neuf provinces de la Sicile avec douze patrons de Ragusa, connus d’elle seule (mais la migraine commençait à pointer). Il y eut aussi cette petite esplanade devant une église anonyme, pétrie de silence, face au vide.

Après cela, détour par Noto, qui étalait sa pierre rose sous une lumière envieuse, vers les six heures où nous la trouvions. Agréable promenade, en long et en large mais surtout en long, sur le corso Vittorio Emmanuele (it’s where the action’s at) et la via Nicolacci au sommet de laquelle trône l’étonnante concavité de la Chiesa San Carlo Borromeo, puis retour à Syracuse pour un dîner de fruits de mer sur le port. Squids only tour : j’ai jusque ici réussi à manger des céphalopodes à tous les repas. Celui-ci, ordinairement arrosé tout du long, a vu sa fin saluée par de véritables cataractes. Nous sommes rentrés trempés. Mais contents.

La Sicile est baroque, donc, résolument, à la manière de Malte, en plus civilisé peut-être : après tout, Malte a bien conservé des hypogées néolithiques, mais la Sicile la devance de deux ou trois mille ans en vantant surtout ses Grecs. Mais elle est plus arrondie encore que sa petite voisine ; toute en ventre, en globulance[1].Les balcons gonflent, les ferronneries s’affaissent et les façades s’incurvent comme elles aussi saisies de fatigue, écrasées de chaleur.

Un point commun avec Rome : le Moyen Âge a disparu. On passe de la rigueur dorique aux angelots, sans transition, ou presque : le portail au fort joli tympan de la Chiesa San Giorgio Vecchio, saint Georges et son dragon, fut le seul signe ostentatoire de présence médiévale que nous croisâmes. De cette église, c’est d’ailleurs tout ce qu’il reste.

Note

[1] Un Apollon en imitation pierre de lave à qui me trouve le substantif.