Le contentieux entre instruments à vent et à cordes subsiste jusqu’à nos jours, notamment en Anatolie. Les joueurs de flûte, montagnards, refusent le mariage, voire les contacts sociaux avec les joueurs de luth ou de cithare qui habitent la vallée. L’anthropologie et l’ethnomusicologie témoignent de rixes sanglantes entre ces deux clans héréditaires. Quelle serait la source immémoriale de ce différend ? L’art, l’esthétique apollinien déclarent l’union de la musique et de la parole, du sonore et du logos. A quoi s’opposerait cette dérision mimétique de la voix humaine, ce refus d’un accompagnement textuel et cette imitation exaltative du chant des oiseaux que réalisent les instruments à vents. La flûte de Pan (dont la pratique défigure et donc enrage Athéna), la flûte de Marsyas n’est pas celle des idylles pastorales ou du répertoire de salon. Elle est cri pur et blanc, elle risque d’écorcher l’oreille (comme sera écorché Marsyas), elle clame le sifflement du vent et de la vipère, bref : elle conteste notre humanité langagière au son strident, extatique de tout ce qui est plus ancien que l’homme, de tout ce qui est chant sans paroles, cris d’amour et de guerre, verbe avant le verbe d’un roseau, précisément celui des instruments à vents, qui n’est pas encore un roseau pensant. C’est cette brutale innoncence de l’organique, des vestiges animaux dans l’homme - le faune, le satyre en sont l’emblème même - que cherche à extirper Apollon. C’est la modulation de la musique vers le dire qu’énonce son triomphe sadique.

Georges Steiner, “Trois mythes”, in Les logocrates, Éditions de l’Herne, 2003

Je résume : d’un côté, la musique dionysiaque, primitive et orgiaque, qui parle aux grégaires, aux bestioles sexuées et aux supporters de foot. De l’autre, l’art apollinien, sophistiqué et solitaire, qui n’est qu’un appui à quelque chose de plus vaste que lui-même, le logos, les idées, le sens. La musique comme prétexte et comme pont contre la musique qui fait bouger les fesses. Michael Jackson contre Léo Ferré. L’éternel débat. La naissance de la tragédie.