Un soleil radieux ébloui Paris depuis quelques jours et je me vois donc obligé, si je veux tenir ma parole, de revenir sur Joseph de Maistre. Je ne l’ai pas relu depuis, tout ceci sera donc fait de mémoire – savamment ruminé.

La phrase que je cherchais à citer l’autre jour, le 13 janvier si j’en crois mes tablettes – ce qui ne nous rajeunit pas et dit encore, s’il fallait y insister, la prolixité de ma plume –, cette phrase me trotte en tête depuis, car elle précipite le sel de la pensée conservatrice[1] :

Le temps, premier ministre de Dieu au département de ce monde.

C’est là fort bien résumer la sagesse du réactionnaire, qui consiste à voir dans le lent accomplissement des équilibres à travers les siècles la meilleure façon de gouverner. Songeons-y : Maistre vivait une époque de bouleversements profonds dont rien ne laissait entrevoir qu’ils amélioreraient quoi que ce fût. Face à des siècles de tradition, les révolutionnaires brandissaient l’étendard de la Raison dont il comptait tirer les pouvoirs propres aux démiurges. Ils pensaient possible de concevoir, dans l’étroitesse de leur crâne, le plan d’une société parfaite[2]. C’est un défaut courant de nos jours, cette propension à penser que la marche du monde est suffisamment simple pour être entièrement conceptualisée par nos cerveaux et qu’il est donc possible de bâtir une société meilleure par la seule grâce de nos théories. Le communisme est précisément cela : une vanité de la pensée. Organiser en pensées une société aux dimensions de nos sociétés contemporaines[3] est un péché d’orgueil né d’une illusion de la Raison, à la manière des Modernes qui, éblouis par la capacité de l’Homme à concevoir l’Infini, voyaient là la preuve de l’existence de Dieu[4]. Nous ne sommes pas capables de prévoir correctement la météo à huit jours et nous ne le serons probablement jamais : trop de variables rentrent en ligne de compte. Que dire alors du devenir de plusieurs millions de personnes ? Nous ne pourrions qu’à grand-peine prédire correctement le comportement de nos propres enfants du jour pour le lendemain ! Remplaçons la météo par la science économique[5], considérant sans trop forcer que sa maîtrise est une exigence raisonnable à imposer à tout projet de société, et à propos de laquelle nous sommes proprement infoutus de nous mettre d’accord[6]. Qu’est-ce qui marche et rend les gens contents ? Du travail et de l’argent soit, mais comment ? Alléger les charges ! Baisser les impots ! Des emplois aidés ! Que les patrons payent ![7]

A côté de cela, le conservateur, lui, se dit que toute organisation sociale, toute convention, tout équilibre atteint par les siècles passés est précieux, le fruit d’innombrables ajustements avec le monde tel qu’il va, et qu’il serait inconscient, qu’il serait déraisonnable de vouloir le modifier. C’est en réalité une pensée darwinienne (donc terriblement moderne, épistémologiquement parlant) : seuls les longs processus graduels de type essais-erreurs, à portées limitées, peuvent prétendre à la complexité. De même que toute la science actuelle ne pourrait jamais créer qu’une amibe informe et flasque en fait de vivant, à peine capable de respirer, de même nos théories sociales ne peuvent prétendre à la sagesse des siècles. Le temps, premier ministre de Dieu au département de ce monde.

La contre-révolution, la réaction, ont cette vertu : elles sont modestes. Elles sont humbles. Elles respectent et préservent l’intelligence de nos ancêtres. Elles ne se pensent pas meilleures ou plus éclairées et acceptent timidement leur petitesse. Il faut leur reconnaître ce mérite et fréquemment se tourner vers elles lorsque nos idées s’exaltent et que nous risquons perdre pied.

Notes

[1] Selon moi, selon moi. Allons, ma modestie est légendaire.

[2] Je ne discute pas ici de la justesse des récriminations qu’ils pouvaient faire à l’ancien monde, cela va de soit. On ne refait pas le match. Je m’attache à l’après ou, si on veut absolument dater l’histoire, au moment où la rage des sans-culottes envahit l’assemblée et la pousse toujours plus loin dans la Révolution : nouvelles constitutions, abandon de la monarchie, exécution du roi, comité de salut public, etc.

[3] Sans même aller jusqu’à envisager le cas de la Russie soviétique, pays large de huit fuseaux horaires, que les bolchéviks pensaient pouvoir administrer depuis Moscou.

[4] Le nombre de capitales dans cette phrase prouve à lui seul la bouffissure de l’idée.

[5] Blague bien connue : l’économie, comme la météorologie, consiste à pouvoir expliquer le lendemain pourquoi nous nous sommes trompés la veille. Il faudrait d’ailleurs qu’une partie du Gnomon, trop longtemps délaissé, traite de ceci : la science prédit, elle n’explique rien.

[6] Mais comme tout le monde, j’ai ma petite idée.

[7] Eh oui, toutes ces politiques ont bien le même but et c’est bien ça le plus drôle.