Je reviendrai aux études maistriennes, pour un beau passage des Essais sur le principe générateur des constitutions politiques que je cherchai vainement l’autre jour dans ses Considérations sur la France où je croyais l’avoir lu. (En réalité, une note du second renvoyait vers le premier, ce qui explique la confusion ; vous allez me dire, “on s’en fout”, et vous aurez bien raison.) C’est que j’ai entre temps repris mon marathon balzacien, enchaînant La Maison du chat-qui-pelote, Le Bal de Sceaux, La Bourse, et Modeste Mignon. J’ai dû, gagné par l’ennui, sauter les Mémoires de deux jeunes mariées, entièrement épistolaire et féminin, où l’on perd le plus précieux de l’auteur qui éclate dans Modeste Mignon (qui, bizarrement, comporte de larges passages épistolaires lui aussi, et non moins féminins, mais ceux-là extrêmement réussis), comme ici :

Les deux jeunes gens étaient aussi impatients l’un que l’autre de voir Modeste, mais La Brière redoutait cette entrevue, et Canalis y marchait avec une confiance pleine de fatuité. L’élan d’Ernest vers le père et la flatterie par laquelle il venait de caresser l’orgueil nobiliaire du négociant en faisant apercevoir la maladresse de Canalis, déterminèrent le poète à prendre un rôle. Melchior résolut, tout en déployant ses séductions, de jouer l’indifférence, de paraître dédaigner Modeste, et de piquer ainsi l’amour-propre de la jeune fille. Elève de la belle duchesse de Chaulieu, il se montrait en ceci digne de sa réputation d’homme connaissant bien les femmes, qu’il ne connaissait pas, comme il arrive à ceux qui sont les heureuses victimes d’une passion exclusive. Pendant que le pauvre Ernest, confiné dans son coin de calèche, abîmé dans les terreurs du véritable amour et pressentant la colère, le mépris, le dédain, toutes les foudres d’une jeune fille blessée et offensée, gardait un morne silence. Canalis se préparait non moins silencieusement, comme un acteur prêt à jouer un rôle important dans quelque pièce nouvelle. Certes ni l’un ni l’autre, ils ne ressemblaient à deux hommes heureux. ll s’agissait d’ailleurs pour Canalis d’intérêts graves. Pour lui, la seule velléité du mariage emportait la rupture de l’amitié sérieuse qui le liait, depuis dix ans bientôt, à la duchesse de Chaulieu. Quoiqu’il eût coloré son voyage par le vulgaire prétexte de ses fatigues auquel les femmes ne croient jamais, même quand il est vrai, sa conscience le tourmentait un peu ; mais le mot conscience parut si jésuitique à La Brière qu’il haussa les épaules quand le poète lui fit part de ses scrupules.

— Ta conscience, mon ami, me semble tout bonnement la crainte de perdre des plaisirs de vanité, des avantages très-réels et une habitude, en perdant l’affection de madame de Chaulieu ; car si tu réussis auprès de Modeste, tu renonceras sans regret aux fades regains d’une passion très-fauchée depuis huit ans. Dis que tu trembles de déplaire à ta protectrice, si elle apprend le motif de ton séjour ici, je te croirai facilement. Renoncer à la duchesse et ne pas réussir au Chalet c’est jouer trop gros jeu. Tu prends l’effet de cette alternative pour des remords.

— Tu ne comprends rien aux sentiments, dit Canalis impatienté comme un homme à qui l’on dit la vérité quand il demande un compliment.

Le plus précieux, donc, particulièrement dans cette dernière ligne (et dans la magnifique incise “même quand il est vrai”) : lucidité concise, cruelle, épigrammatique, sur les types qu’il invente. Le Canalis en question, poète narcissique, tient de l’orfèvrerie littéraire. On le touche du doigt, on sent sa matière, on respire son parfum poudré. Évidemment, avec un si court passage, vous me direz, “on ne sent rend pas bien compte”. Mais lisez-le, et vous verrez (entièrement en ligne sur wikisource, et présent dans toutes les bonnes librairies). On n’a pas fait plus jouissivement[1] cruel depuis.

Mais au-delà de l’anecdotique, du talent dans la phrase et l’analyse psychologique, la Comédie humaine est surtout la mère prodige, l’ancêtre exaltée, la vénérée aïeule , la sœur talentueuse et la cousine qu’on voudrait épouser, de toutes les formes romanesques qui lui ont succédé depuis (voire qui la précèdent, allons, ne soyons pas bêtement intimidés, en matières littéraires, par une erreur chronologique) et en particulier des séries tellement en vogue aujourd’hui (à raison), par l’infinie longueur déroulée à une cadence infernale, le tourbillon des personnages, tous développés en leur temps, les interactions multiples, les couches et les sous-couches de récit emboîtées les unes dans les autres, et finalement ce sentiment, à la lecture, que tout un monde existe entre ses pages, depuis ses montagnes arpentées en tous sens jusque dans ses failles ténébreuses sur lesquelles pourtant rien n’est dit. Dans le passage cité plus haut par exemple, s’est glissée une duchesse bien connue des lecteurs assidus, et son nom seul fait résonner les scènes des différents romans entre elles, forme des échos, épaissit la trame et finit par rendre l’accord le plus complexe et le plus riche de l’histoire du roman[2].

Et tout ça, quatre-vingt quinze romans tout de même, ne tient que sur deux gros ressorts de scénario utilisés ad libitum : l’amour et l’argent, et dans leurs formes les plus dix-neuviémistes : mariage et héritage. Comme quoi, l’originalité…

Notes

[1] Vous me direz, l’avis de quelqu’un qui pense que “jouissivement” est un mot importe peu. Vous aurez parfaitement raison, comme à votre habitude.

[2] Et je pèse mes mots, croyez-le bien, avec une balance atomique. Je ne vois pas qui pourrait, sur ce plan, rivaliser.