Le tout issu des Considérations sur la France, de Joseph de Maistre.

Qu’on y réfléchisse bien, on verra que le mouvement révolutionnaire une fois établi, la France et la Monarchie ne pouvaient être sauvées que par le jacobinisme.

Le Roi n’a jamais eu d’allié ; et c’est un fait assez évident, pour qu’il n’y ait aucune imprudence à l’énoncer, que la coalition en voulait à l’intégrité de la France. Or, comment résister à la coalition ? Par quel moyen surnaturel briser l’effort de l’Europe conjurée ? Le génie infernal de Robespierre pouvait seul opérer ce prodige. Le gouvernement révolutionnaire endurcissait l’âme des Français, en la trempant dans le sang ; il exaspérait l’esprit des soldats, et doublait leurs forces par un désespoir féroce et un mépris de la vie, qui tenaient de la rage. L’horreur des échafauds, poussant le citoyen aux frontières, alimentait la force extérieure, à mesure qu’elle anéantissait jusqu’à la moindre résistance dans l’intérieur. Toutes les vies, toutes les richesses, tous les pouvoirs étaient dans les mains du pouvoir révolutionnaire; et ce monstre de puissance, ivre de sang et de succès, phénomène épouvantable qu’on n’avait jamais vu, et que sans doute on ne reverra jamais, était tout à la fois un châtiment épouvantable pour les Français, et le seul moyen de sauver la France.

Enfin, les grands crimes exigent malheureusement de grands supplices ; et dans ce genre il est aisé de passer les bornes, lorsqu’il s’agit de crimes de lèse-majesté, et que la flatterie se fait bourreau. L’humanité n’a point encore pardonné à l’ancienne législation française l’épouvantable supplice de Damiens. Qu’auraient donc fait les magistrats français de trois ou quatre cent Damiens, et de tous les monstres qui couvraient la France ? Le glaive sacré de la justice serait-il donc tombé sans relâche comme la guillotine de Robespierre ? Aurait-on convoqué à Paris tous les bourreaux du royaume et tous les chevaux de l’artillerie, pour écarteler des hommes ? Aurait-on fait dissoudre dans de vastes chaudières le plomb et la poix pour en arroser des membres déchirés par des tenailles rougies ? D’ailleurs, comment caractériser les différents crimes? comment graduer les supplices ? et surtout comment punir sans lois ? On aurait choisi, dira-t-on, quelques grands coupables, et tout le reste aurait obtenu grâce. C’est précisément ce que la Providence ne voulait pas. Comme elle peut tout ce qu’elle veut, elle ignore ces grâces produites par l’impuissance de punir. Il fallait que la grande épuration s’accomplît, et que les yeux fussent frappés ; il fallait que le métal français, dégagé de ses scories aigres et impures, parvînt plus net et plus malléable entre les mains du Roi futur. Sans doute la Providence n’a pas besoin de punir dans le temps pour justifier ses voies ; mais à cette époque elle se met à notre portée, et punit comme un tribunal humain.

My God. Je crois que c’est vrai, de son point de vue : l’horreur de la Terreur a rétabli le trône en instituant l’instabilité chronique, préparant l’arrivée de Napoléon en tant que sauveur des institutions, ergo du Royaume. De là au retour du Roi, il n’y avait qu’un pas. La Terreur comme juste châtiment divin pour accomplir à nouveau la Providence !

Le sang est l’engrais de cette plante qu’on appelle génie.

Plus classique, rien de tel qu’une bonne guerre, etc. N’empêche, n’empêche…

Il est amusant ensuite, rétrospectivement, de relire ses arguments sur l’impossibilité que prospère une république à l’échelle d’une nation (argument très en vogue à l’époque, très discuté des deux côtés, considéré comme sérieux par les républicains les plus endurcis : voir Benjamin Constant, De la force du gouvernement et de la nécessité de s’y rallier (1796), chapitre VI, “Objections tirées de l’expérience contre la possibilité d’un République dans un grand État”.) À l’époque en effet, l’expérience était toute nouvelle et tentée en parallèle par deux géants dans leurs langes, la République française et les États-Unis d’Amérique. Or, si l’on peut accorder à de Maistre que la République française ne dura pas bien longtemps (et qu’il fallut un bon siècle pour la voir renaître), les États-Unis présentaient déjà l’objection sous un jour affadi. Il balaye :

On nous cite l’Amérique : je ne connais rien de si impatientant[1] que les louanges décernées à cet enfant au maillot : laissez-le grandir.

En effet… N’empêche, n’empêche, de jolies choses, comme cette définition lapidaire et néanmoins très juste :

Si le monde avait vu successivement de nouveaux gouvernements, nous n’aurions nul droit d’affirmer que telle ou telle forme est impossible, parce qu’on ne l’a jamais vue ; mais il en est tout autrement : on a vu toujours la monarchie et quelque fois la république. Si l’on veut ensuite se jeter dans les sous-divisions, on peut appeler démocratie le gouvernement où la masse exerce la souveraineté, et aristocratie celui où la souveraineté appartient à un nombre plus ou moins restreint de familles privilégiées.

Et tout est dit.

Avant de conclure, sûr de son fait :

La question n’est pas de savoir si le peuple français peut être libre par la constitution qu’on lui a donnée, mais s’il peut être souverain. On change la question pour échapper au raisonnement. Commençons par exclure l’exercice de la souveraineté ; insistons sur ce point fondamental, que le souverain sera toujours à Paris, et que tout ce fracas de représentation ne signifie rien ; que le peuple demeure parfaitement étranger au gouvernement ; qu’il est sujet plus que dans la monarchie, et que les mots de grande république s’excluent comme ceux de cercle carré. Or, c’est ce qui est démontré arithmétiquement.

Hors le ridicule de la fin, comme à chaque fois qu’un philosophe (il aurait détesté ce titre) prête un caractère mathématique à ses vérités, démenties par les faits en sus, la réflexion intéressante est en amont, sur la notion de représentation. Les réserves qu’il émet sont sérieuses, non encore résolues de nos jours (et toujours au cœur des débats). C’est un peu long, je ne citerai donc pas tout, hein, débrouillez-vous, le chapitre entier est en ligne sur wikisource.

Notes

[1] Impatientant, parfaitement.