La majorité, l’immense majorité des Hommes (des Hommes qui, même s’ils réunissent les deux sexes, méritent rarement cette capitale) est constituée de rhinocéros[1]. Aucun changement de direction, jamais, de leur vie ; leur volonté tendue, entièrement, dans l’unique but de justifier leur course rectiligne. Qu’on leur présente un avis dans la ligne générale de leur opinion : ils le chériront comme le plus beau poème. Qu’on s’évertue, qu’on sue, qu’on accouche aux forceps d’un laborieux fatras partageant leur point de vue : le pinacle, la gloire, l’Académie.

Le “J’aurais aimé l’écrire”, le voilà, ce signe distinctif du mauvais lecteur. Il ne signifie qu’une chose, au fond, cet aveu de ressemblance : nous n’aimons rien tant que de voir nos opinions confortées. Comme si, nous, fourmis détraquées, étayions, notre vie durant, les fondations branlantes d’un édifice irrationnel bâti à la hâte sur un coup de jeunesse, modelé par d’anciennes révérences jamais sérieusement arpentées, et censé tenir lieu de raisonnement. À l’affût de la moindre brindille insignifiante qui consoliderait nos tunnels de déraison croulants, nous nous jetons ainsi sur le premier argument venu, pourvu qu’il s’intègre quelque part dans ce tumulus vague. Peu importe sa source. Peu importe l’autorité. Peu importe sa forme, sa force, sa justesse et son aspect. Le jugement s’arrête là : il s’agit de garder l’argument, qu’il protège la colonie des idées malheureuses qui la dévalent sans cesse, ou bien de l’écarter du plus loin qu’on pourra de peur qu’il ne compromette l’intégrité[2] du talus. Un lien Internet vaut tous les raisonnements, du moment qu’il confirme. Un cacographe inepte devient intéressant, tant qu’il se conforme. Aux esprits bancals, que la béquille est belle ! Une lecture ne doit jamais compromettre. Mais l’art éloigne et l’art détruit. De là, le succès des souffleurs, des brailleurs d’opinions dans le sens du vent.

Notes

[1] Hat tip à vous savez qui.

[2] Car il s’agit bien de cela : de la moralité de nos idées.